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14/06/2007

Le chien de Titanic (Ali MALEK)

 

Les brigades anti-émeutes tentent par moments de charger, mais elles y renoncent devant le trop grand nombre de lanceurs de pierre. Une barricade de pneus en feu sépare les belligérants. Le face-à-face se prolonge le temps de trouver un exutoire au volcan des insurgés : le siège des Recettes et Impôts. Le beau bâtiment, vestige colonial, subira plus de dégâts que n’en auraient causé deux voitures piégées contre lesquelles, au cours des dix dernières années, le gouvernement a pris des dispositions en érigeant des murs en béton armé autour de tous les édifices publics. En investissant le siège des Recettes et Impôts, les gueux déchaînés passent à deux doigts de la fortune : on met la main sur le coffre-fort. Hélas, impossible de l’ouvrir. On ne s’y attarde pas trop. On traîne la masse de fer dehors et on s’en sert pour renforcer la barricade. Après quoi, la foule se rue sur le palais de justice, lui aussi joli bâtiment et legs gaulois. On a trouvé la force d’enfoncer le portail d’acier. D’ailleurs, enfoncer est peu dire : il est littéralement déchiqueté comme s’il avait été mâché par des dents inhumaines avant d’être avalé par un estomac non moins monstrueux. Le premier qui réussit à forcer l’entrée du prétoire est un farceur ; il grimpe sur le siège du juge et proclame, en employant le jargon du magistrat, que la justice ordonne le saccage de son palais : jamais sentence n’a été si promptement exécutée. Bientôt, de la rue, on voit de jeunes têtes apparaître aux fenêtres de l’édifice et balancer en l’air des cartons de dossiers, dans un fracas de rires, comme des élèves, à la veille des vacances, déchirent leurs cahiers en signe de rébellion contre le despotisme des professeurs. Quand il n’y a plus rien à détruire aux deux premiers étages, on monte au troisième, résidence du procureur. Ce dernier, par chance, n’est pas chez lui. La porte défoncée, les assaillants exultent à la vue des beaux meubles à offrir aux flammes de la barricade sous les yeux de gendarmes impuissants. Une voix cependant, à l’ultime seconde, arrête les mains destructrices au cri de :

— Saliha ! Saliha !


Et aussitôt, une idée traverse la meute : donner à cette malheureuse les meubles de Monsieur le Procureur. C’est une petite jeune femme si rabougrie que même un berger ne songerait pas à abuser d’elle. Jour et nuit, elle est dans la rue, son domicile. Récemment, des bonnes âmes lui ont bâti une piécette où elle couche, sur des cartons. Saliha n’a aucun meuble et, pour en obtenir, elle a l’habitude de s’adresser à tous, voyant en chacun, y compris les enfants, l’autorité compétente pour satisfaire sa requête. Elle est en train de dormir, et quand elle ouvre sa porte aux émeutiers, chargés comme des mulets, elle verse des larmes de joie. Mais ils n’ont pas fini de déposer le luxueux butin que Saliha se ravise :

— Et si le procureur venait me les reprendre ?

— Ne t’inquiète pas, nous serons toujours là … Sais-tu que Scotto a été blessé ? Il est à l’hôpital.


Elle s’est amourachée de ce garçon un peu borgne, mais au teint clair et aux traits fins, qui lui apportait souvent à manger de chez lui. Saliha se met aussitôt en route pour l’hôpital, avec l’affolement d’une mère. Elle trouve la rue bouleversée comme jamais, et si bondée de monde qu’elle a du mal à se frayer un passage. De toutes parts, on lui adresse qui une salutation, qui une plaisanterie sur le butin qu’elle vient d’acquérir, qui une acclamation, comme si elle était le chef de l’insurrection. Quelqu’un, enfin, lui donne des nouvelles de Scotto. Il n’a pas été blessé par balle, mais a seulement eu la main brûlée par une bombe lacrymogène qu’il tentait de saisir au vol. Saliha n’est toutefois pas rassurée : elle ne comprend pas la différence. Pour elle, la blessure fait naître l’évocation du sang coulant à flots et de l’âme prête à quitter le corps. À l’hôpital, les infirmiers, la voyant arriver, retrouvent soudainement leur humour perdu. Ils ironisent sur la folle passion qui amène Saliha. « Bande d’imbéciles !, s’écrie-t-elle, c’est mon fils ! ».

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ALi MALEK

Le chien de Titanic

Editions BARZAKH

Alger 2006

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