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07/06/2012

Talghouda (Omar Mokhtar CHAALAL) 1

(Évocation des massacres de mai 1945)

Chaque jour qui passe accentue le changement qui s’opère dans son corps. Ses cheveux s’ébouriffent et s’allongent. Sa barbe, telle une végétation luxuriante, ravage son visage. Son échine plie. L’uniforme d’apparat qu’il porte depuis son retour, noircit et moisit de jour en jour. En quelques semaines, il est devenu l’ombre du jeune homme à la carrure svelte et élancée qu’il était. Le général qui l’avait décoré en Alsace pour ses hauts faits d’armes, en mission à Sétif, demanda à le voir. Quand il lui fut ramené, le haut-gradé eut de la peine à le reconnaitre, si ce n’est cette cicatrice à la joue gauche, souvenir d’un éclat d’obus. Comment et pourquoi un homme qui, dans le combat, était tel un lion, était-il devenu aujourd’hui une loque humaine ? La question était précise et demandait une réponse claire. Elle tarda à venir et quand elle fut donnée, elle était approximative. Loin d’être convaincu, l’officier s’emporta :

- Soyons sérieux messieurs, on ne sombre pas dans la folie pour des bagatelles !

La réaction violente du général suscita une réponse, une réponse plus proche de la réalité. On s’empressa à la lui donner :

- Il a perdu sa mère, mon général.

-Ah ! je comprends maintenant. Il m’avait parlé d’elle lors de la visite que je lui avais faite à l’hôpital de Strasbourg où il était en convalescence …

Il voulait se marier dès son retour en Algérie, pour lui donner des petits-enfants à cajoler. Mais, au fait, de quoi est-elle morte ?

Là encore les réponses trébuchaient, elles n’étaient pas convaincantes.

- Mais enfin expliquez-vous, dit le général d’un air menaçant.

- Une balle perdue, mon général.

- Une balle perdue ?

- Oui mon général, elle a été tuée lors des émeutes du 8 mai.

- Vous voulez dire qu’on lui a tiré dessus ?

- Une balle perdue, mon général.

- Mais enfin, une balle française tout de même !

- Oui mon général.

Le général resta un long moment à réfléchir, puis demanda à ce qu’on organise une cérémonie pour rendre les honneurs des armes à l’homme qui s’était battu pour la France et à qui on avait donné comme récompense le martyre de sa propre mère. C’est ce qui fit dire à un jeune troufion : " Tiens, maintenant on rend les honneurs des armes à une loque indigène ? "

Le général ne l’entendit pas ou ne voulut pas l’entendre, il se dirigea Lakhdar, le prit par les épaules et lui dit solennellement : " Lakhdar ben Ahmed, au nom de la France, je vous demande pardon ! "

Les yeux de Lakhdar, jusque là vides de toute expression, s’animèrent et son regard reprit sa vivacité. Il fixa longuement l’officier français et lui dit : " Mais de quel pardon parlez-vous mon général ? "

 

 

CHAALAL_Talghouda.jpgOmar Mokhtar CHAALAL

 

Talghouda

 

 

Casbah éditions

 

2009

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