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30/04/2008

Une étrange entreprise (Jean Anglade)

 

À Thiers, le puy Seigneur sur lequel est bâtie la chapelle Saint-Roch était, à la belle saison, tout illuminé par la poussée des crocus. Petites plantes bulbeuses dont les fleurs ressemblent à des doigts levés, demi-réunis. Ma mère Joséphie trouvait que ma tête crépue ressemblait à ces fleurs jaunes. Quand je rentrais de l'école, elle avait coutume de s'écrier :

- Voilà notre Crocus qui revient !

On ne peut prononcer des paroles plus tendres. Être comparé à une fleur, quel privilège ! C'est pourquoi, beaucoup plus tard, quand je devins père de famille à mon tour, je donnai à ma fille le prénom de Violette. Le secrétaire de mairie fit des difficultés, consulta la liste des prénoms admis, déclara :

- Violette, ça n'existe pas. Y a pas de Sainte Violette.

En échange, il me proposa Marguerite, Rose, Véronique. Mais je préférais Violette à cause du parfum. Je menaçai, s'il ne l'acceptait pas, de m'adresser à la maison d'en face, qui était le commissariat de police. Ce qui le fit bien rire. Après marchandage, il finit par céder, parce que j'avais déjà quelque célébrité sous le nom de Crocus. En réalité, je m'appelle Henri, né en 1940. L'institutrice de La Vidalie, quartier où nous résidions, madame Michaulet, nous faisait chanter Colchiques dans les prés... Sur ma langue, la chanson devenait :

 

Crocusses dans les prés

Fleurissent, fleurissent.

Crocusses dans les prés,

Qui annoncent l'été.

 

Ma voix se mêlait à celle des autres gamins, madame Michaulet ne s'apercevait pas du changement de couleur.

Je ne sais d'où me vient ce jaune sur la tête. Celle de mon père Ahmed est couleur de châtaigne ; celle de ma mère Joséphie couleur de charbon. Quel ancêtre inconnu m'en a fait cadeau ? Il faut dire que j'ai des origines compliquées : fils d'un immigré kabyle, officiellement Ahmed, mais devenu Albert à force d'usure ; musulman, mais consommateur de saucisson et de vin rouge. Fils aussi d'une Auvergnate, Joséphie, fille d'une paysanne qui la détestait de tout son coeur pour des raisons que je n'ai jamais voulu accepter. Me voici donc pourvu d'un prénom plus ou moins chrétien, Henri, et d'un pseudonyme floral, Crocus. Rien à voir avec Croquemitaine.

 

La Kabylie, paraît-il, est une région montagneuse que domine le Djurdjura. Les Auvergnats, s'ils allaient le voir, pourraient lui trouver une ressemblance de profil avec le puy de Dôme à cause de sa cime arrondie ; mais il monte bien plus haut dans le ciel. Aussi la neige le blanchit-elle tout l'hiver et jusqu'au mois de juin. Sur ses pentes que broutent des chèvres et des moutons, poussent des forêts de cèdres et de chênes-lièges. Les figuiers, les oliviers occupent les vallées. Avec, çà et là, un champ d'alfa dont les tiges servent à faire du papier, des cordes, des tapis, des couffins. Les feuilles en sont minces et longues comme des lianes. On ne moissonne pas cette graminée en la fauchant. On enroule une poignée de feuilles autour d'un bâton, on tire fort, on arrache. La feuille se brise, la tige résiste et se prépare à produire des feuilles nouvelles. Les arrachées sont réunies en bottes et transportées à dos d'âne jusqu'à la papeterie. Mon père m'a raconté tout cela que je n'ai jamais visité qu'en rêve.

 

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Jean Anglade

Une étrange entreprise

Editeur : Pocket, Paris, France 

Collection : Pocket. Terroir, n° 12992

Commentaires

Je suis née le 16 mars 1940 à Brive-la-gaillarde comme Crocus, le héros d'"une étrange entreprise".

Je viens de terminer le roman "la soupe à la fourchette"; je vis maintenant en Polynésie dans une toute petite île sur un bateau ...

Simplement ces quelques mots pour vous remercier, Jean Anglade à travers ses mots et ses accents vous m'avez permis de retrouver ma Mémé, ma Maman "des Soustre".

Si je n'ai pas connu le temps de la soupe à la fourchette, combien de fois l'ai-je entendu raconter...le temps du ramassage de l'herbe pour les lapins en sortant de l'école, le certificat d'étude à 11 ans puis le placement en usine, en atelier, ou pour les filles comme bonne.
Maman écrivait sans faute, lisait dès qu'un moment le lui permettait...papa était tellement fort en histoire, en géographie en calcul ...et ma grand-mère qui compulsait le catalogue de Manufrance et qui jusqu'à la fin de ses jours connaissait le prix de toute chose !

MERCI MERCI
Danièle

Écrit par : danièle ceyzeriat | 12/10/2008

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