01/09/2008
Le malheur de Maria (Makhlouf BOUAÏCH)
- Bonjour, Monsieur... Sans Maria, aujourd'hui ?
- Je l'attends, répondit Hafidh qui constata immédiatement que le restaurateur appelait le Docteur par son prénom.
- Alors, commanderez-vous tout de suite ou préférez-vous attendre son arrivée ?
- J'attendrai encore un peu.
- Vous voulez un apéritif, en attendant ?
Hafidh hésita un court instant puis, demanda un Ricard.
- Désolé, jeune homme, dit Mohand en levant ses bras au ciel. Nous n'avons que du Pastis... Mais du vrai pastis de Marseille. Nous l'avons importé d'Espagne.
- Alors, un Pastis, mais qui ne soit pas local.
- Je viens de vous le dire, c'est un vrai Pastis de Marseille... Il est authentique.
- Je vous crois, mais, malheureusement, on nous dit partout la même chose... Nous avons fini par douter de tout le monde.
Un sourire amical, puis Mohand s'éloigna vers son comptoir. Hafidh le suivit des yeux. Il devait avoir la cinquantaine passée, pourtant il était preste et si léger dans ses déplacements. Même son physique rappelait celui d'un jeune homme vigoureux, à la force de l'âge. Si ce n'étaient ses cheveux entièrement gris, on lui eût donné la trentaine, tout au plus, la quarantaine. La peau de son visage était restée lisse et tendue. Hormis une barre qui coupait son front en deux, il n'avait aucune autre ride, ni cernes sous les yeux. Il avait une allure sportive et paraissait toujours frais. Il n'avait pas, non plus, cette bedaine que le temps finit toujours par donner à ceux dont le métier est restaurateur ou barman.
Hafidh se dit que Mohand, pour avoir ce corps svelte, avait dû être maigre dans sa jeunesse. Cette silhouette ne s'expliquait pas autrement. Puis, il se mit à imaginer sa propre silhouette, une fois l'âge de ce restaurateur atteint. Déjà, le manque d'exercice commençait à lui faire prendre du ventre. Il inspira profondément, faisant rentrer son abdomen, mais ce " sac de graisse ", rond comme un ballon, restait toujours en évidence et refusait d'obtempérer.
Il se mit aussi à regarder ses bras accoudés sur la table : ils étaient ronds et tendres. Tous ses muscles se retrouvaient noyés dans cette graisse qui avait fini par envahir son corps.
Il était loin, ce temps où son entraîneur le citait comme un exemple type de karatéka. Son corps n'était alors qu'un amas de muscles. Son ventre, même totalement relâché, restait plat et laissait apparaître les quartiers bien tracés de ses muscles abdominaux. En ce temps-là, il entretenait encore beaucoup sa silhouette ; il ne buvait pas d'alcool, ne fumait pas et ne prenait jamais de café. Le " maître " le faisait alors se lever, devant ses condisciples, et leur montrait le degré de résistance qu'on peut faire acquérir à son corps en y mettant un peu de volonté dans les exercices. Il mettait Hafidh au milieu du tatami et se mettait à lui donner de forts "mawashi-geri" juste au-dessous du plexus. Il arrivait à l'élève d'être projeté en arrière, jusqu'à l'autre bout de la salle, mais jamais il n'avait manifesté un signe trahissant de la douleur.
Oh, qu'il était loin, ce temps-là !
Le " Roi du Couscous " arriva, une bouteille de Pastis dans une main et, dans l'autre, un broc métallique, en acier inoxydable, contenant des glaçons, d'où débordait une pince du même métal. Il servit son client, sans doseur.
- Dose maison, lui dit-il, avec cet éternel sourire jovial qui le rajeunissait davantage et le rendait sympathique envers toute la clientèle.
Hafidh jugea qu'il devait y avoir pour, au moins, deux doses, dans son verre. Il estima qu'il avait fini par gagner la sympathie de Mohand, le " Roi du Couscous ", mais, en même temps, il pensait qu'il agissait ainsi pour l'enchaîner, une fois pour toutes, à son restaurant et en faire un client assidu. Déjà, grâce ( ou à cause ) de Maria, il avait commencé par y venir presque tous les jours. Si Mohand se mettait encore de la partie, Hafidh se dit qu'il finirait par prendre tous ses repas dans son établissement. Il allait finir par cesser de préparer lui-même son dîner, comme il avait pris l'habitude de le faire depuis des années.
En fait de dîner, il se contentait d'oeufs, préparés sur le plat, ou de frites, parfois des deux, qu'il brûlait de plus en plus souvent. En guise de gazinière, il avait un petit réchaud de camping, se consolant à l'idée qu'une cuisinière à gaz lui prendrait la moitié de son studio de la rue Meddas.
En réalité, il trouvait que l'électroménager coûtait cher. Le prix d'un appareil de ce genre, aussi bien local qu'importé, dépassait le double de son salaire, atteignant parfois son triple. Même les produits de l'ENIEM, de Tizi-Ouzou, ou ceux de l'ENAPEM, de Si-Mustapha, étaient hors de sa portée.
Quant au réfrigérateur, il s'était contenté, pour les mêmes raisons, d'un vieux, brinquebalant, acquis au marché populaire d'El-Harrach, non loin de sa rue. Il avait aussi une petite bibliothèque, confectionnée à l'aide de vielles carcasses de téléviseurs que l'un de ses amis, réparateur, lui avait données, un jour, alors qu'il avait décidé de déménager son atelier. Hafidh l'en avait débarrassé.
L'aménagement du studio ne lui avait coûté, en fait, que quelques milliers de dinars, absorbés plus par les travaux de rénovation des lieux, que par le mobilier.
Makhlouf BOUAÏCH
Le malheur de Maria
Éditions Le Manuscrit
Paris, 2002
21:32 | Lien permanent | Commentaires (5) | Facebook
Commentaires
Makhlouf Bouaich a publié récemment un recueil de nouvelles sous le titre Destin de femmes.
Si cela pourrait vous interesser, vous pouvez écouter la chronique radiophonique que lui a consacrée Djilali Benchikh
sur cette page : http://icare.bgayet.net/spip.php?article53
Écrit par : M. DJABRI | 29/12/2008
Merci pour cet extrait et cet présentation.
Makhlouf BOUAICH
Écrit par : Makhlouf BOUAICH | 28/09/2009
Cette présentation... Vous auriez corrigé de vous-mêmes, je suppose.
Makhlouf BOUAICH
Écrit par : Makhlouf BOUAICH | 28/09/2009
Bravo pour cette initiative et la promotion de nos écrivains et notre culture
Écrit par : Karima | 12/12/2011
... Un auteur que Zéphyr découvre agréablement par la grâce du club "El Qahwa L'wjaq"
Écrit par : Zéphyr | 25/08/2012
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