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15/07/2010

Hélie de Saint-Marc (Laurent BECCARIA)

HÉLIE DE SAINT MARC près de l’Oued Isser

 

ALGÉRIE 1

 

Au début de l'automne 1956, la compagnie du capitaine de Saint Marc termine une opération sans grands résultats dans une région dépeuplée et aride de l'Atlas blidéen. Saint Marc décide de passer la nuit du côté de l'oued Isser, près d'un poste isolé, avec ses quelques baraques en avant d'un groupe de mechtas. Les derniers rayons de l'automne caressent le campement sommaire des légionnaires qui, contraints au silence durant plusieurs jours, s'interpellent bruyamment dans toutes les langues. La tension de l'opération disparaît doucement et les quatre officiers de la compagnie se racontent en riant quelques «coups».

 

Autour d'eux, Hélie de Saint Marc contemple une nouvelle fois le spectacle de cette Algérie moyenâgeuse qu'il a appris à connaître : quelques moutons, gardés par un enfant vêtu d'une couverture grise et poussiéreuse; des femmes partant pour la corvée d'eau, leurs jarres sur la tête ; des groupes de fellahs regagnant leurs mechtas.

 

Un peu avant la nuit, le chef du poste voisin vient à la rencontre de Saint Marc. La démarche souple et relâchée, le jeune lieutenant commande, en liaison avec une SAS (Section Administrative Spéciale), une section d'une vingtaine de musulmans.

 

C'était un jeune officier très affairé, qui semblait très bien contrôler la situation. Il me rappelait celui que j'avais été huit ans plus tôt. Je lui ai demandé ce qu'il disait aux musulmans. Il m'a répondu : « Qu'il faut s'engager avec nous, que le FLN c'est la destruction et la misère. Que l'armée les protégera. » J'ai senti qu'il me trouvait bien curieux et je l'ai rassuré : « Soyez sans crainte, je ne fais pas de rapport. Mais j'ai connu la même chose en Indochine, et j'avais à peu près votre âge. C'est simplement par curiosité personnelle. Est-ce que vous leur parlez politique ? » « Vaguement, enfin avec les plus jeunes surtout. On leur dit qu'ils voteront avec les Européens, ensemble. Qu'on va peut-être organiser une réforme agraire, parce qu'ils n'ont pas les meilleures terres. » J'ai trouvé qu'il s'avançait drôlement. Le Collège unique était un projet de Soustelle, qui était mal engagé. Quant à la réforme agraire... Il m'a répondu : « Ça va sûrement venir, parce que c'est le seul moyen de gagner. On ne pourra vraiment emporter l'adhésion des musulmans que si beaucoup de choses changent dans ce pays. Beaucoup... »

Nous avons discuté ainsi jusque tard dans la nuit. Mon jeune lieutenant, après deux mois en plein bled, avait compris que rien de bon ne se ferait sans de profondes réformes. Il ne fallait d'ailleurs pas être un prix Nobel pour s'en rendre compte*

 

Ce dialogue au fond d'un douar perdu porte en lui les germes du 13 mai 1958. En dépassant sa mission et en lançant des promesses dont rien n'assure qu'elles pourront être tenues, le jeune lieutenant met le doigt dans un engrenage terrible. Mais peut-il faire autrement ? Le pouvoir politique jette des centaines d'officiers en plein djebel sans avoir lui-même une vue d'ensemble... Contraint de démêler tout seul les fils de la situation dans son poste de montagne, le lieutenant contracte, auprès des musulmans qu'il convainc, une dette qu'à terme la France ne pourra pas - ou ne voudra pas - payer.

 

Malgré un malaise grandissant devant l'absence de réformes en Algérie, Hélie Denoix de Saint Marc sent qu'il s'attache de plus en plus à cette terre calcinée et chaleureuse, où l'air embaume et où se côtoient la Bible, le Talmud et le Coran. La fibre paternelle et ses courses d'enfant dans les bois du Fournial lui ont laissé une faculté étonnante de prendre racine, quels que soient le lieu ou l'air du temps.

 

Sur ce point, j'ai un cœur tendre ! Mes amours pour les différentes terres des hommes se sont succédé, sans pour autant s'exclure. Il y a eu mon amour d'adolescent pour le Périgord, ma passion violente pour le Vietnam et cette attirance pour l'Algérie. Je me demandais parfois si cela ne devenait pas une faiblesse. Il m'arrivait d'envier l'indifférence hautaine de quelques-uns de mes camarades à l'égard des pays où ils se battaient. Mais je crois profondément que la terre façonne les hommes et que dans le type de guerre « globale » que nous menions, où le moindre acte militaire mettait en cause une conception générale du monde, il était difficile de rester indifférents. Et d'une certaine manière cela aurait pu être une faute*.

 

* Entretien avec l'auteur.

 

BECCARIA Laurent_Hélie de Saint-Marc.jpgLaurent BECCARIA

Hélie de Saint-Marc

 

 

Éditions Perrin

 

Paris, 1988

 

 

Pages 167-169

 

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