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01/06/2012

Tout un homme (Jean-Paul WENZEL)

Je suis comme l'oiseau, un nid ici, un nid là-bas. Je n'ai pas de préférence. D'un côté comme de l'autre, je suis un immigré. Et pas, comme le pensent certains, un coucou qui s'installe dans le lit d'un autre. Je m'appelle Ahmed Benméziane. Je suis né en 1947 à Saint-Étienne. Mon père y était mineur depuis 1939. Je ne connais pas son implication dans la Seconde Guerre mondiale, il a disparu avant que j'aie l'âge de l'interroger. J'imagine qu'il est resté mineur. Quand on ne sait pas, on invente. De Saint-Étienne, je n'ai aucun souvenir, seulement ce que ma mère m'a raconté. Une ville longue noire et froide, où le père rentrait le soir ou la nuit, noir lui aussi, il n'y avait aucune douche à la mine. Je sais qu'au bout de dix ans, ma mère en a eu marre de le frotter tous les jours dans la bassine, de laver le linge dans la grande lessiveuse et de s'occuper des trois enfants. Toute la famille rentre en Algérie en 1949. J'ai deux ans.

Mon père repart en France. Peu de temps après, il se perd, je ne l'ai jamais revu. Il était, nous étions français, français-musulmans sur le passeport, mais français.

Ma mère s'installe chez son père, un petit village près de Tizi-Ouzou, en Kabylie, où il possède un peu de terre, quelques chèvres, des moutons aussi. À cinq ans, je garde les moutons, je ramasse les légumes, mon grand-père est un homme très dur et violent, il a été blessé à la tête pendant la guerre de 14-18, il a une plaque de fer dans le crâne. Certains le disent fou. À huit ans, je travaille comme un homme, du lever au coucher du soleil, je reçois parfois des coups quand je rêve.

Je vais quatre mois à l'école dans un autre village à cinq kilomètres. Un missionnaire fait l'instituteur. J'apprends les lettres, l'alphabet. Mais un jour, il neige. J'y vais malgré tout, pieds nus, sans pull-over. À la vue de mes pieds en sang, le maître dit : « Ahmed, c'est trop dur pour toi, rentre à la maison et ne reviens pas ! » je n'ai pas eu le temps d'apprendre à lire, juste l'alphabet. C'est dommage. La France, présente depuis plus de cent ans, n'a pas construit d'écoles. Dans les villes, oui, dans les villages, trop peu, trop peu. En plus, la guerre d'Algérie commence, la guerre a commencé. En Kabylie, l'armée française déplace les gens de village en village, prétendant nous protéger du FLN, et le FLN ne veut pas que l'on ait de contact avec les soldats. De temps en temps, j'apporte à manger aux nôtres dans la montagne. Les accrochages sont fréquents. Après l'Indépendance, je ne peux plus rester travailler au champ, la vie est très dure, trop dure ! En 1963, je décide de partir, j'ai seize ans, dans la poche un extrait de naissance, la procuration de mon grand-père et un certificat d'hébergement à Paris qu'un oncle, rentré en Algérie, m'a donné. Je pars à Alger. Beaucoup de soldats français sont encore là. je travaille quelque temps à décharger des fruits, je mange à peine, je dors sous les porches. Petit à petit, j'ai de quoi acheter un billet pour la France, un billet aller-retour, je sais qu'avec un aller simple, ils peuvent refouler les gens. J'attends encore quatre jours l'arrivée du bateau, quatre très longs jours ! Heureusement je rencontre Nourredine, un Kabyle aussi, de dix-neuf ans. Il a son billet pour le même jour. L'attente est moins longue à deux. On passe une visite médicale obligatoire pour accéder au bateau. On n'est pas très rassurés en montant à bord. Même avec le billet aller-retour. Finalement ... on passe ! Enfin le bateau bouge, on entend la sirène et Alger s'éloigne sous la neige. Oui, il neigeait à Alger cet hiver-là ! À nous le paradis ! Bien sûr, je pense à ma mère, mon frère, ma soeur, mais je vais peut-être retrouver mon père. Je fuis la misère. Je pars pour de bon. Je regarde la trace que laisse le bateau sur la mer. J'ai froid mais je me sens réel. Pour la première fois de ma vie, je suis sûr d'être réel... Les moments importants de mon existence défilent dans ma tête comme avant de mourir... Là, je repasse le film volontairement, et ce n'est pas triste puisque je vogue vers l'avenir, mais sans savoir pourquoi, je me mets à pleurer, je pleure.

- Pleure pas ! me dit Nourredine. Regarde ! Alger est toute petite ! Si les Français nous ont apporté la neige, on peut apporter le soleil à Marseille, non ?

- C'est de joie que je pleure

Et on a ri.

 

WENZEL Jean-Paul_Tout un homme_2011_couv.jpgJean-Paul WENZEL

Tout un homme

 

Éditions Autrement

 

2011

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