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13/12/2008

La maison de lumière (Nourredine SAADI)

La nouvelle a dû courir à la vitesse d'une hirondelle car aux portes de la Ville on se bousculait déjà. Les crieurs ne cessaient de s'égosiller : De l’ouvrage, du travail pour bâtir la maison d'un vizir du Dey! Les recruteurs scrutaient des yeux les visages fatigués qui tentaient de se donner bonne mine, leur palpaient les bras, les questionnaient : As-tu déjà oeuvré dans un chantier?

- Oui, moi, moi!

Tous affirmatifs, en choeur, tant la faim les taraudait.

 

Voilà longtemps que certains campaient là, attendant de pouvoir pénétrer la ville, la Ville des Villes, magnifique, leur Babylone interdite que protégeaient les janissaires.

 

De partout ils avaient afflué ici, arrivant épuisés, chassés de leurs douars et de leurs mechtas, de leurs campements ou de leurs montagnes par la disette et les années sans galette d'orge ou de froment, vaincus par la sécheresse ou par les sauterelles, décimés par le typhus. Cabayles venus de leurs monts enneigés : les Naith Slimane, les Aït Hichem, les Ouakli, les Beni Hadjerès casseurs de pierre; Boussaadis de leurs oasis asséchées, desséchées par les vents de sable; Aghouatis poursuivant de puits en puits leurs troupeaux décimés. Rejoignant ainsi les Calabrais, les Sar­des, les Mahonais, les Morisques qui trainaient de ville en ville depuis Cordoue ou Grenade, leur truelle à la main, leur fil à plomb pesant et leurs sacs de plâtrier sur la tête pour se protéger du soleil. Et ils s'entassaient ainsi aux portes de la Ville, la Ville des Villes, leur Babylone, la grande fille publique couchée devant leurs yeux comme une sirène sur les rivages de la mer. Qu'ils peuvent admirer de loin mais sans jamais y pénétrer. Marabout décrit encore la splendeur mirifique de la Ville pour les arrivants telle que vue par les Anciens, mais ce n’est déjà plus sa voix, c’est celle de son aïeul El Mokhtar Ouakli - que Dieu bénisse sa mémoire - qu'il semble porter.

 

 

De partout ils arrivaient pour s'accumuler, s'agglutiner aux portes interdites par les janissaires.

 

Les uns semblaient à peine descendre de leur dune, suivant un dromadaire famélique, brinquebalant, portant les affaires rescapées d'une tempête de sable et quelques chèvres en viatique …

 

 

D'autres étaient partis d'ailleurs depuis des semaines, des mois peut-être, de leurs montagnes crêtées, allant de vallée en vallée, serpentant les lits des oueds, franchissant les collines de pierres, ils avaient marché tant de soleils flamboyants, d'ombres allongées et plus d'une lunaison entière leurs maigres moutons consommés un à un; le soir, quand il ne restait plus un bêlement, ils s'allongeaient autour de leurs kanouns décorés des mains de leurs femmes et fumaient des herbes sèches, des euphorbes et de la jusquiame, du genévrier qui coupent la faim, et sous leurs burnous de laine sales, troués, les étoiles une à une disaient le chemin du lendemain. Seul mon aïeul El Mokhtar Ouakli - que Dieu protège son âme - portait un fusil à pierre et de son canon désignait à son fils, dont il avait tenu à être accompagné, la direction de leur destinée. Puis un soir ils virent la mer étendue comme un miroir et des feux palpitant au loin: la Ville des Villes, hors du temps, la ville au nom d'îles, comme si elle était séparée de tous les autres lieux de cette terre. Les flammes des braseros dansaient sous la théière. Ils avaient débandé leurs pieds sanguinolents, ôtant les vieux morceaux de laine qui leur servaient de sandales, et à pleines lampées ou à la régalade, ils avaient bu la dernière eau de leurs jarres qu’ils transportaient depuis leur pays des Hommes libres, les Imazighen des montagnes et du vent, dont les figuiers, l’orge et le froment ne nourrissaient plus les hommes. Poursuivant les rivages de la mer ils s'étaient arrêtés sur une grève pour faire leurs ablutions, prier le Dieu clément, laver leurs gandouras souillées de sueur et de poussière. Puis ils avaient suivi les sillons de la terre, s'extasiant devant les labours, les arbres fruitiers, les tentes brunes aux poils luisants, semblables aux dos de dromadaires pâturant au printemps, les maisons comme des sanctuaires, et au fond, là, apparut la Ville des Villes sous son immense voile blanc et l’on dit qu'El Mokhtar Ouakli arma son fusil et le baroud tonna comme un cri de joie en direction des palais blancs, des minarets trouant le ciel, des jardins de fruits d’or de Babylone telle que la vantaient les Anciens.

 

- On ne franchît pas cette porte! Ordre du Dey!

Ils s'accroupirent à côté d'autres tas et pensèrent au village, là-bas, aux femmes berçant les enfants de leurs chants ou leur contant Machaho... Kan ma Kan.

 

SAADI-Nourredine_La-Maison-de-lumiere.jpgNourredine SAADI

 

La maison de lumière

 

Pages 22 à 26

 

 

Éditions Albin Michel

2000

 

Commentaires

bonjour, je voudrais savoir l'histoire des bni hadjres

Écrit par : tito | 01/10/2009

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