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22/11/2010

Guemla des collines (Renée JAYEZ)

 

 

Il s'était assis au bord du fossé, comme il en avait l'habitude, les jambes pendantes dans le creux d'herbes où elles se logeaient douillettement entre les ravenelles folles et les bourraches écrasées. Un bon soleil lui tenait compagnie. Ainsi, mi-vêtu de feuilles, mi-vêtu d'une douceur de loques, Guemla, le fou, l'innocent, contemplait son âme et le monde, et sa chèvre, la rousse Marza au poil étoilé de piquants, son grand oeil vide fixé sur la montagne, broutaillait à gauche et à droite, à longueur de cou, de maigres buissons calcinés. Car l'été était passé là, brûlant les collines et buvant les sources, l'été des terres kabyles qui est comme un souffle de feu, et octobre le sage rassemblait, dans une première annonce de pluie, à peine de quoi reverdir le talus.

 

Guemla ne pensait pas si loin. Il subissait les saisons sans impatience. Elles ne sont pas l'oeuvre de l'homme. Chacune apporte des travaux qu'il faut attendre avec sagesse. Et n'a-t-il pas déjà chaud dans son âme celui qui prépare sous l'abri les fagots de branches dépouillées ?

 

Octobre est encore un mois à s'asseoir près de la haie. Guemla était bien. Son vieux chapeau de feutre et sa veste élimée, fidèles, assouplis de l'infini retour des gestes, le préservaient et le servaient comme de bons amis, si bien qu'il leur parlait, qu'il leur avait donné des noms : « Brita », disait-il au chapeau, « Rlila », disait-il à la veste. Il parlait ainsi à toutes choses autour de lui, à l'arbre, à la roue, à son pain, mais c'est à Marza qu'il parlait le plus, accordés qu'ils étaient par leurs habitudes d'herbes, de fontaines, de courses dans les éboulis, de soleil, de froid, ou, à la halte, de paisibles rêvasseries. Moktar, le chien poussif, les écoutait et ne comprenait qu'à moitié. Il répondait quelquefois mais toujours à contretemps, car il était vieux et presque sourd et parce que, malgré son âge, on le voyait plus souvent dans les genêts à poursuivre d'imaginaires lapereaux que dans leur sage compagnie.

 

Marza le supportait avec condescendance, mais Guemla le traitait avec autant d'égards que s'il n'eût point été un pauvre chien, vieux, laid, sourd, et, il faut le dire, avec à peine trois sous de jugeote.

 

Guemla était si bon, si clair devant la vie, que même ce surnom qu'on lui avait donné, issu du fait qu'il avait souvent dans sa tignasse hirsute des petits guemlate, ne l'outrageait point. Il en riait en fourra-geant dans les lisières de Brita, et, s'il lui arrivait de trouver, du bout de l'ongle, un rond petit pou, il l'of-frait à Allah, face au grand soleil, et, le posant sur une pousse fraîche :

 

           Va-t'en, gentil guemel*, disait-il, suis ta route et que mon coeur t'accompagne !

 

Ainsi était Guemla l'innocent, Guemla le sage.

 

Marza bêla tout à coup en secouant trois brins de barbe et ses cornes, joliment recourbées en arrière, perdirent la couronne de vigne blanche dont Guemla l'avait coiffée au matin.

 

           Oui, Marza, répondit-il, il est temps d'aller chercher l'huile chez Takli. Dabia fiance sa fille dans huit fois que le soleil se lève ; elle doit préparer la pâte des gâteaux et nous n'avons pas de temps à perdre, mais il nous faut attendre Moktar ; il est encore allé chasser dans les taillis !

 

La chèvre hocha la tête :

 

– Oh ! dit-elle, ce chien est un peu fou, toujours à courir le lièvre sans l'attraper. Il n'y voit guère et n'entend pas mieux, il boite, il tousse, mais il va quand même...

 

           Il vaut mieux qu'il n'attrape rien, dit Guemla ; la grive, la caille, et même le mulot ou la taupe, ce sont tous des enfants d'Allah, autant de petites vies dans la forêt qui la font chanter partout où s'ouvrent les feuilles ; notre Moktar fait tant de bruit qu'il ne les effraie même plus, mais il va revenir fourbu.

 

Guemla se disait cependant que le soleil descendait vite. Encore deux heures et il disparaîtrait derrière la futaie de la colline ; déjà la chaîne du Djurdjura prenait des ombres bleues et la Dent du Lion, avec son couvercle de neige, étincelait moins dans le ciel.

 

DJURDJURA Ouest vu de Tassala Haizer Bouira_ph-Aïssa-M.jpg

 

À l'instant alors, dans un tâtonnant froissement de branches, apparut Moktar. C'était un petit chien sans race, blanc taché de brun, qui avançait tête basse, flairant le sol et redressant un maigre plumeau de queue ; il était crotté jusqu'au poitrail, il n'avait plus de souffle, sa langue frémissait en bavant, sa patte folle traînait. En vérité il n'avait pas du tout l'air d'un chasseur qui revient de l'affût, mais, plutôt, celui d'un maladroit qui est tombé dans une mare.

 

           Ô mon Dieu, soupira la chèvre, quand aura-t-il un peu de bon sens ?

 

           Pauvre Moktar ! Pauvre vieux têtu ! dit Guemla. Te voilà misérable et trempé. Nous allons attendre que les forces te reviennent.

 

Avec un soin très doux il lui essuya les pattes, lustra le dos, lui donnant de petites tapes d'affection et, pour finir, le coiffa de la tige de vigne blanche. Moktar lui dédia le reste d'étincelle qui vivait encore dans ses yeux voilés, et se coucha près de lui, posant, sur la main bienveillante, un museau sale et haletant.

 

Et Guemla, s'étayant dans l'herbe, creusant à ses jambes, à son dos, des appuis plus souples, reprit sa longue halte. Comme il avait le temps de penser, après avoir fait le tour de son univers depuis le douar de la troisième colline où il habitait jusqu'au village en plaine où il allait chercher l'huile de Dabia, il se dit qu'après tout, s'ils avaient une mule, les choses seraient plus faciles. Cette idée de mule le tint longtemps rêveur. Il la voyait, cette mule : il la chargeait avec adresse, elle avait bon pied, bon œil, une humeur facile, il l'appellerait « Mouni », Marza ne porterait plus que les légers fardeaux, car, une mule, c'est robuste, il faut le dire...

 

           En attendant, dit Marza qui avait fini de dormir, il faut aller chercher cette huile.

 

           Ô mes enfants, dit Guemla qui revenait de loin avec Mouni, il est temps, il est grand temps de descendre au village. Takli nous permettra d'y rester car déjà la lumière s'éteint. Beaucoup d'heures nous ont échappé. C'est ainsi que cela devait être et l'homme ne fait qu'obéir.

 

Guemla_p12.jpg

 

Ils se mirent tout de même en route, tous les trois. Moktar, remis de sa fatigue, suivait le train avec bonne volonté. Il leur restait une colline à franchir, puis le clos d'oliviers de Rachid, le chemin d'eucalyptus, et là, après la bergerie de Salem, ils trouveraient, à l'orée du village, blanc comme un gros tas de sucre avec ses murs peints à la chaux, le moulin à huile de Si Boualem séparé des premières maisons par une paisible rivière qui coulait parmi les lauriers-roses.

 

 

* Guemel = pou (pluriel : guemlate ) ; d’où le surnom de ce simple d esprit !

 

 

 

JAYEZ-Renée_Guemla des collines.jpgRenée JAYEZ

 

Guemla des collines

 

 

Éditions Gallmard

1984

Collection Folio Junior

 

(Illustrations Nicole BARON)

 

Pages 9 à 13

 

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