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08/09/2022

Profession du père (Sorj CHALANDON)

Profession du père (Sorj CHALANDON) Extrait

 

Émile a été "abandonné" par son père (grand mythomane) à l'âge de 21 ans.

Il n'a pas revu ses parents depuis des années (pas même pour son mariage avec une "Kabyle" de Rosporden !)

 

Pages 258-265 :

Je suis revenu voir (mes parents) sept ans plus tard, en juil­let 2002. Clément était né en mars, comme moi. Je voulais qu'ils le rencontrent. Nous sommes arrivés en ville par le train de midi. Je ne leur avais pas donné notre heure d'arrivée. Ils ne l'avaient pas demandée. Avant d'aller chez eux, j'ai emmené Fadila et mon fils dans un restaurant de la rue Belgeard.

- Tu viens avec ton bébé ?

Oui, j'avais répondu au téléphone. Bien sûr, évi­demment. C'est même pour cela que nous venions. Ma mère avait posé la question avec sa voix soucieuse.

- Vous allez manger où ?

- Déjeuner où ? Nous trouverons.

Elle avait semblé soulagée.

- Dans le train ?

- Non, dans la vieille ville, je pense.

Mon père écoutait tout. Je sentais sa présence autour d'elle, j'entendais son silence. Il regardait ma mère, la fenêtre, elle encore, le plafond.

- Il vient avec son Arabe ?

Elle ne lui répondait pas. Elle s'inquiétait du métro bondé.

- On prendra un taxi à la gare, ne t'inquiète de rien.

- Ça fait des frais, a dit ma mère.

- De quoi ? il a demandé au loin.

- Ils vont aller au restaurant, ça a répété ma mère.

Il pleuvait. Une pluie fine et légère, que nous ne sentions pas. Lorsque nous sommes arrivés dans leur était à la fenêtre. Elle attendait, penchée, mains jointes. Elle surveillait les taxis. Nous sommes arrivés à pied. Je portais le couffin d'osier, Fadila avait le sac. Du trottoir, j'ai fait un geste de la main. Trop grand, le geste. J'ai agité mon inhalateur, aspiré trois doses violentes, comme en présence d'un chat.

Leur appartement sentait toujours la poussière, les ténèbres et le rance. Mon père était assis dans son fauteuil, en pantalon de velours trop court. Il avait une chemise bleu nuit, des chaussettes blanches à motifs rouges et des pantoufles de laine noire et jaune. Lorsque nous sommes entrés, la pluie avait cessé. Le soleil d'été labourait les nuages. L'appartement était un four.

- Il va sûrement repleuvoir, a soupiré ma mère.

- Ici on ne craint rien, a souri Fadila.

Ma mère l'a regardée.

- Oui, mais s'il pleut quand vous repartez...

Ma femme avait du mal avec mes parents. Elle les reniflait comme une louve inquiète. Jamais je ne lui avais parlé de mon enfance. Ni de la violence, ni de la folie. Surtout pas de l'OAS. Des mots, ici ou là. Rien de plus, mais elle devinait. Elle m'observait en secret. Une tristesse, une pluie d'automne, une colère brutale, une émotion trop vive, une larme de Noël, un regard battu. Elle leur en voulait de m'avoir abîmé.

- Je suis soulagé, vous n'avez pas trop le type algérien, lui avait dit mon père lors de leur première rencontre.

Il la déshabillait du regard. J'ai manqué d'air. Ma femme a souri. Elle a pris mon bras.

- Je crois que c'est un compliment, mon chéri. Ma mère a hoché la tête.

- Fatma ? C'est ça ?

- Fadila, je préfère, a répondu ma femme. Elle a ri. Ma mère aussi.

- C'est mieux que Fatma. Ça fait bonniche, Fatma, a jeté mon père.

Fadila était française. Mère bretonne, père kabyle, née à Rosporden.

J'ai déposé le couffin sur le tapis, dans l'obscurité de leur caveau.

- Le soleil est revenu, vous savez, a encore essayé ma femme.

- C'est pour ça qu'on ferme les volets, a répondu ma mère.

Clément dormait. Je l'enviais. Sur le dos, poings serrés sous sa gorge, bouche ouverte, il dormait. Ma mère s'est penchée sur le couffin.

- Il n'est pas serré là-dedans ?

Fadila l'a rassurée. Mais elle m'a reposé la question. À moi, son fils qui savait. Non, maman. Pas serré. Il est bien, à la fois au chaud et au frais. Il dort. Il rêve. Il profite de votre obscurité. J'avais soif. J'avais demandé au taxi de nous laisser à quelques rues de chez eux. Marcher les derniers mètres sous la pluie, plutôt que d'être livrés à leur porte. Nous avions longé les quais sans un mot.

Depuis Paris, j'étais mal. Dans le train, je me suis endormi. À 10 heures du matin, épuisé comme à minuit. Je me suis réveillé lorsque nous avons tra­versé la rivière. Réveillé par la voix du chef de bord. Depuis, je sommeillais. Au restaurant, mes yeux se fermaient. Je sentais dans la rue tout le poids de la nuit. Et encore après, dans cette chaleur d'août, ces relents de tombeau. Ma mère est allée à la cuisine. Elle est revenue, un verre d'eau pour elle seule. Elle a bu.

- Qu'est-ce qu'il fait chaud.

Fadila m'a regardé. J'ai évité ses yeux. Un instant, j'ai voulu prendre mon fils, ma femme, et les sauver. J'ai passé un peu de lait sur les lèvres de notre enfant. J'ai sorti son brumisateur d'eau minérale. Je l'ai vaporisé de loin. Il a grimacé. Je me suis mouillé le visage.

- Ça, c'est drôlement pratique, a lancé ma mère.

- Lorsqu'on a soif ? C'est formidable ! a répondu Fadila.

Elle était à bout. Nous étions là depuis quinze minutes et elle n'en pouvait plus. Sans un mot de moi, sans un regard, elle savait, elle sentait, elle devi­nait. Elle était gagnée par le dégoût. Elle tenait son sac contre elle, regardait la porte d'entrée comme un naufragé surveille le canot.

- Qu'est-ce qui est formidable ?

Mon père. Sa voix faible, sa langue de bois, ses lèvres molles.

Depuis que nous étions entrés, il était tassé dans son fauteuil, silencieux. Il regardait Fadila, ma mère, moi. Il n'avait pas remarqué le couffin.

- Émile a un vaporisateur avec de l'eau, je n'avais jamais vu ça.

Mon père a regardé ma mère. Son visage étonné.

- Pour son asthme ?

- Non, pour se rafraîchir, elle a répondu.

Il a sifflé entre ses dents. Ou expiré, je ne sais pas. Son bruit de père qui n'a pas entendu, ne s'intéresse à rien, rattaché à la vie par un chuintement de bouche. Après, généralement, il lâchait : « Eh ben dis donc ! »

- Eh ben dis donc ! a lâché mon père.

Et puis le silence. Je l'ai laissé entrer, avec sa sale gueule. Comme ça, pour voir ce qu'il adviendrait de nous. Un silence de poisse, de glu. Un silence de gêne, de honte, de rien à se dire. Un silence de bout de table, de fin du jour, un silence d'après nuit, un silence de regard baissé. Fadila m'a aidé. Assise sur le tapis, elle caressait sans un mot la joue de notre fils. Ma mère comptait ses doigts, posés en oiseaux morts sur son tablier 'a fleurs. Mon père avait les yeux mi-clos. Je les ai regardés, tous. C'est comme si l'un de nous venait d'avouer le pire. Comme si le sort cognait. Un drame muet s'abattait sur nous. Des images me hantaient. Un gendarme à la porte, qui annonce le décès du jeune fils. Un médecin à mallette, accablé de cancers. Nous étions là, sans regards et sans vie. À attendre la fin du monde, la vague géante, la comète qui fonce vers la Terre. Nous venions d'apprendre que le soleil ne serait plus jamais. C'était le dernier jour, avant la dernière nuit.

- On y va?

Fadila. Debout devant le couffin.

- Ça nous a fait bien plaisir de vous voir, a dit ma mère.

Mon père a ouvert les yeux.

- Tu y comprends quelque chose à l'euro ? Depuis six mois, il avait des pièces inconnues dans sa poche.

- Il faut multiplier par sept, j'ai dit.

Mon père a désigné la commode du doigt.

- Montre-lui ce que j'ai découvert.

Une pièce de deux euros était posée sur le bois. Elle venait d'Allemagne. Ma mère me l'a tendue. Mon père a ri.

- Tu vois ? Tu vois ça ?

J'ai regardé la pièce.

- De Gaulle et tous ces cons, ça a servi à quoi ? Je ne comprenais pas.

- Mais la guerre, bordel ! Toutes leurs conneries Ça a servi à quoi ?

Fadila s'était levée. Tranquille, impolie, hautaine, superbe. Elle avait soulevé le couffin. Elle s'est avancée vers ma mère. Trois baisers.

- Chez nous, c'est deux, a expliqué maman avant de se dégager.

Il n'y avait jamais eu de baisers chez nous.

- Ton père a découvert qu'il y avait un aigle sur l'euro.

Je l'ai regardée. Elle a eu un geste embarrassé.

- Un aigle, tu te rends compte ? a continué mon père.

Il a toussé.

- Toutes ces conneries de Résistance pour se retrouver avec un aigle nazi sur nos pièces françaises Fadila était dans le couloir.

- Si tu as un copain journaliste, donne-lui le scoop !

Mon père a levé la main.

- Mais sans raconter que c'est moi qui ai découvert le truc. Tu vois ce que je veux dire ? Silence radio.

Secret secret. Tu lui dis de me laisser dans l'ombre. Je me suis levé à mon tour.

- Tu as vu Clément ? j'ai demandé.

Il m'a regardé sans comprendre. Son front de rides, ses yeux transparents.

- Émile te demande si tu as vu son fils. Mon père a haussé les épaules.

- Oui. Il était là, non ?

Son doigt vers le tapis, dessinant le couffin manquant.

Je l'ai embrassé. Sans savoir pourquoi, j'ai placé ma main derrière sa nuque, sur ses cheveux mouillés de sueur.

- Tu connais ton père, a dit ma mère.

Fadila lui a souri, comme un avocat encourage un condamné.

- Tout va bien se passer.

Clément dormait toujours. Il n'avait rien vu, rien entendu, ne saurait jamais rien d'eux. Quand la porte s'est refermée, j'ai pris les escaliers, seul. Cinq étages pas à pas pour retrouver de l'air.

- Plus jamais, a dit ma femme lorsque nous sommes sortis.

Comme moi, elle s'est retournée. Geste de la main, à la vieille dame penchée à sa fenêtre. Un dernier regard en cadeau d'adieu.

- Plus jamais, a-t-elle répété.

Nous avons longé la rivière, les grandes avenues du dimanche sans personne. Et puis elle m'a pris la main.

- Je ne veux plus jamais les voir, parce qu'ils te font encore du mal.

À la gare, j'ai acheté de l'eau. Nous avons repassé la rivière. Au loin, la petite église carrée de mon enfance, la colline, le ciel retourné en été. J'ai posé mon front contre la vitre. Clément dormait toujours. Fadila sommeillait.

Et alors j'ai pleuré.

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Profession du père

Sorj CHALANDON

Éditions Grasset

2015