03/11/2009
Pierre de Villerglé (Amédée ACHARD)
À quelque temps de là, un soir, à la Capucine, où elle s’était établie avec Roger, Louise reçut une lettre timbrée de Constantine.
« Une lettre de Pierre ! » dit-elle en battant des mains.
Elle l’ouvrit à la hâte, et voici ce qu’elle lut :
« Ma chère petite commère,
« Vous doutiez-vous que j’étais en Afrique, à six cents lieues de vous, dans un affreux coin de terre, chez les Kabyles ? C’est une idée qui m’a pris subitement un soir que j’étais au Buisson, quand j’ai poussé ce fameux cri qui vous a tant étonnée. L’idée venue, je suis parti sans vous dire adieu ; j’aurais craint de vous laisser voir tout mon chagrin... Vous étiez si heureuse !
« Qu’aurais-je fait au pays ? Votre présence aurait-elle comblé le vide immense où m’avait jeté votre perte ? Assurément non ! Vous m’aviez désaccoutumé de l’isolement. Fallait-il retourner dans cet hôtel de la rue Miromesnil, où l’ennui a failli m’étouffer ? Qu’avais-je fait pour mériter une si triste fin ? C’est alors que la lecture d’un journal m’a tout à coup rappelé l’Algérie et la vie d’autrefois. J’ai senti comme le souffle de la guerre passer sur mon visage, mon sang a coulé plus vite, et j’ai revu comme dans un rêve, passant avec la rapidité de la foudre, mes vieux chasseurs à cheval, les clairons, les drapeaux, les fanfares et tous ces régiments hâlés qui faisaient ma famille au temps jadis. L’odeur de la poudre venait de me monter à la tête ! Quelques heures après, j’étais au Havre, et le chemin de fer me ramenait à Paris. Le ministre, chez qui je suis tombé comme une bombe, a bien voulu me rendre mes épaulettes. On parlait d’une expédition, et j’ai laissé là mes amis pour courir à mes soldats.
« J’étais à peine débarqué, que l’expédition s’est mise en marche. J’ai senti l’odeur connue des lentisques, j’ai vu les spahis courant comme des chèvres sur les collines ; cette agitation, cette activité, ce premier tumulte du départ, me rappelaient mille souvenirs qui fouettaient mon sang... J’avais la poitrine gonflée. Ah ! quelle joie, chère commère ! Il faisait un temps superbe. Les baïonnettes étincelaient au soleil, et l’on entendait partout le long frémissement des bataillons qui marchent. Avec quels transports n’écoutais-je pas tous ces bruits ! Mon escadron était à l’avant-garde. Dès les premières montagnes, les balles nous ont salués. Mon cheval s’est mis à piaffer... Le clairon a sonné la charge, et nous sommes partis !... Ah ! je ne m’ennuyais plus ! je crois même que je vous ai un peu oubliée, commère.
« Le soir nous avons bivouaqué sur un plateau. Le temps s’est gâté ; et il s’est mis à pleuvoir. Je me suis endormi en regardant l’ombre des sentinelles qui se promenaient le long des feux. Quand je me suis réveillé, j’avais les pieds dans l’eau et la tête sur un caillou... Jamais je n’ai passé de meilleure nuit. Le front me cuisait un peu. Le yatagan d’un Arabe avait coupé le cuir de mon képi. À Paris, je croirais que je suis blessé ; ici, c’est une égratignure. Dominique est avec moi. Rien n’a pu le déterminer à me quitter. Dominique a eu le bras éraflé par une balle.
« Si vous me demandez quand nous nous retrouverons, je n’aurai rien à vous répondre. Que sais-je ? Qu’irais-je faire en Normandie ? Vous revoir ? Eh ! mon Dieu, votre souvenir est trop près de moi pour que j’y joigne encore votre présence ! Vous n’êtes pas malheureuse, n’est-ce pas ? Donc je reste au régiment. Et puis que vous dirai-je ? je me sens bon à quelque chose, utile à mon pays ; cela me relève à mes propres yeux et rachète l’oisiveté ridicule où j’ai vécu trop longtemps. Le marquis de Grisolle, mon oncle, peut me déshériter à présent... je n’ai plus besoin de sa fortune.
« Le soir, au coin du feu, quand vous serez seule, pensez à moi. On ne sait pas ce qui peut arriver. Votre pensée me rendra peut-être visite au moment où je dirai adieu à tout ce que j’aime ici-bas, et tout, c’est vous. Il me semble que je sentirai cette pensée s’arrêter sur moi, et mon dernier souffle vous en remerciera.
« N’allez pas croire au moins que je sois malade : c’est la mort d’un camarade qui vient de rendre l’âme qui m’a fait écrire ces quatre lignes. Le pauvre garçon arrivait de France ; une balle l’a jeté par terre ce matin. Quant à moi, commère, je me porte comme un chêne ; n’ayez donc pas peur.
« Adieu, chère Louise ; votre vieux compère vous embrasse et envoie une poignée de main à Roger. Je retiens votre premier enfant ; je veux être son parrain. Tâchez que ce soit un garçon, nous l’appellerons Pierre, et j’en ferai un capitaine. »
La lettre finie, Louise s’essuya les yeux et posa sa tête sur l’épaule de Roger. « Que Dieu le protège ! c’est lui qui nous a faits ce que nous sommes », dit-elle.
Amédée Achard
Madame Rose
suivi de
Pierre de Villerglé
Nouvelles
Hachette et Cie, Paris, 1858.
Deuxième édition.
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