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04/05/2010

Pauvreté en Kabylie (Gustave GUILLAUMET)

 

Elle ( une potière de Taourirt )  reste avec l’aïeule en cheveux gris, qui frotte, à l’aide d’un silex arrondi, quelque potiche crue pour en aplanir les rugosités, et avec un nourrisson dormant dans les plis de son haïk. L’enfant ne laisse à l’air que sa petite bouche ouverte. Si peu qu’on en voie, il n’est pas douteux qu’il soit un garçon, la plaque en argent ouvragé de turquoises que la mère porte au front apprend à tous qu’elle a mis au monde un futur défenseur de la patrie. 

En peignant son vase, elle fredonne un air mélancolique dans le goût des berceuses bretonnes. La vieille, cessant le travail, s’est levée et, courbée sur un creux du terrain où trois cailloux noircis font office de chenets, elle allume le feu du souper. Installant ensuite un chaudron plein d’eau, elle y plonge, à mesure qu’elle les coupe, des morceaux de courge et de piments, puis elle regagne sa place, perdue sous la fumée qui lèche les murs, s’amasse sous le toit et cherche la porte, n’ayant d’autre issue pour s’échapper.

Pas un lit, pas un escabeau, dans le pauvre réduit. Tous ces gens couchent par terre sur de mauvaises couvertures et respirent jour et nuit les fumiers de l’étable en contrebas où piétinent les bestiaux. Ceux-ci, séparés du logis par un cloisonnage en pierre, ont la faculté d’avancer familièrement leur tête à travers des soupiraux ménagés au ras du sol ; ils se rappellent ainsi d’eux-mêmes aux soins des ménagères, qui passent les aliments dans leur mangeoire par ces ouvertures.

À défaut de meubles, de froids divans en maçonnerie faisant corps avec la muraille sont occupés par les potiches, les unes entièrement peinturées, d’autres couvertes d’un premier enduit ; et de grandes jarres à ventre énorme montent au plafond, greniers aux provisions de farine, d’olives, de figues sèches, qui ne sont pas pleins tous les jours.

Les plus pauvres de nos paysans peuvent passer pour riches en comparaison de ces Kabyles. Mais la djemmâ prend soin des malheureux. Elle recueille des cotisations, des vivres, qu’elle leur partage de temps en temps. Je me heurte, chemin faisant, contre un boeuf égorgé. Deux hommes en découpent la chair et la distribuent à toute la marmaille du pays, filles et garçons de tous âges, touchante façon d’assister la mère par les mains de l’enfant. Il est difficile d’imaginer assemblage plus varié de haillons, jouant là toutes les gammes de la saleté pittoresque. Chacun attend une portion de viande fraîche, mais c’est à qui devancera son tour pour l’obtenir. Et les petits pieds nus se pressent dans un ruisseau de sang, tout autour de l’animal dont ils culbutent la tête détachée du corps et les entrailles encore tièdes, qui encombrent l’étroit sentier. Malgré le côté barbare de cette boucherie, comment ne pas s’égayer de l’imperturbable sérieux des marmots à peine sevrés, lorsqu’ils retournent chez les mamans en tenant devant eux, avec une extrême précaution, quelque bribe sanglante enfilée au bout d’un bâton.

Le lieu où se passe cette scène curieuse domine un massif de rochers sauvages à demi couvert par de sombres bouquets de verdure et dont les blocs s’échelonnent jusqu’au fond d’un ravin où noyers, frênes, figuiers, amandiers, oliviers, enlacés de vignes grimpantes, mêlent délicieusement leurs ombrages. Le bruit d’une source ne tarde pas à charmer l’oreille. Je m’enfonce dans ce paisible endroit, mais quel n’est pas mon étonnement quand, au lieu de la solitude que je croyais y rencontrer, je me trouve en face d’un spectacle fort animé qui m’arrête brusquement. Avancerai-je davantage ? La loi du pays me le défend presque. Une amende frappe le Kabyle qui paraît au lavoir des femmes.

Mais je suis étranger, …

 

IGHBANE_maison-kabyle.jpgGustave GUILLAUMET

Tableaux algériens

Plon ; Paris ; 1885

 

Extrait du chapitre :

TAOURIRT-EL-MOKRANE

 

 

 

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