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08/01/2012

Les ombres et l’échappée belle (Salima MIMOUNE)

Chapitre I

 

Il est parfois des jours où de petits faits surviennent les uns après les autres, les uns avec les autres, synchronisés, comme pour contrer nos élans. Ils s’ordonnèrent pourtant étonnamment ce soir-là. Un étrange pont, sorte de passeur entre deux rivages, vers un autre destin, pour une autre chance, se déploya à mes pieds. Il racontait mon mal-être, parlait d’espoir et se voulait prometteur d’un autre départ.

J’allais enfin échapper au joug de mes geôliers, deux marionnettistes en proie à leur soif de manipuler, d’orienter, de contraindre et d’imposer leur autorité. Un sentiment de rage et de révolte, un profond besoin de liberté me dictèrent alors de presser le pas. Qui sait, entre codes sociaux et lois, entre traditions et foi, entre états d’urgence et fatwas, ce qu’il y aurait encore sur ma voie ?

Je n’étais qu’une marionnette parmi tant d’autres à leur merci et à chaque enjambée leurs ficelles pouvaient encore me rattraper.  Au fond, ce n’étaient pas vraiment ces liens, à jamais aux mains de leurs appuis, qui me dérangeaient. C’étaient les faiseurs d’opinions et ces deux donneurs de leçons que je redoutais.

Je me demandai secrètement si je n’allais pas essuyer un avis de tempête m’obligeant, si près du but, à me replier quand saperlipopette ! je reçus leur total consentement.

Imperturbables sur leur lancée, les deux complices se renvoyaient :

—    Il n’y a rien à Tikjda

—    Pas même un chat !

—    Il y neige les trois quarts de l’année

—    Tikjda est d’une blanche solitude !...

—    Qu’il y aille si cela peut alléger son coeur de bois !

—    Oui, oui… Avec l’aide de Dieu, il reviendra le premier jour déjà.

Je pris, une seconde, un réel plaisir à épier leur show, puis me rétractai aussitôt, le drapeau rouge hissé haut : leurs associations d’idées, nées parfois d’un sordide calcul d’intérêts, la concordance de leurs jugements, de loin plus redoutable que la conjugaison de leurs mouvements, m’obligèrent à relever d’un cran le niveau de vigilance. Un réquisitoire de Colombette, l’instigateur, un coup tordu de Colombo, l’ordonnateur, convertiraient autrement mes plans et légitimeraient aussitôt un couvre-feu...

L’intrusion du religieux dans leurs discours n’était pas, ma foi ! de nature à me rassurer non plus : une sentence sans appel, porte ouverte aux déluges d’interdits, décrétant de ce qui est halal pour moi et ce qui ne l’est pas, pouvait retentir à tout instant, prononçant la déloyauté de mon coeur, celle de mon corps et celle de mon âme aussi.

Le duo aux messes idéologiques, plutôt la dent dure, s’activera alors à rappeler, à qui veut bien l’entendre, le sort inévitable et le châtiment tragique réservés sur terre et dans l’au-delà à tout contrepouvoir prétendu par des brebis imprudentes, celles égarées… celles qui me ressemblent.

Satisfait de mes aménagements, je pliai bagage, quelques effets, mon téléphone et les clefs de mon bureau rapidement rangés, et quittai Alger, entreprenant le voyage menant sur les hauts du Djurdjura. Jamais auparavant il ne fut un gant qui m’allât autant que le qualificatif de dissident ce jour-là...

Ce fut pour moi une sensation époustouflante de me retrouver seul et d’errer sans maîtres ni dieux, des journées entières, déserteur arpentant les collines enneigées, vagabond heureux et solitaire.

À nouveau face à mon enthousiasme, en errance depuis des années, me semblait-il, l’idée de rejoindre cet après-midi-là l’auberge où je logeais et de renouer avec le feu de bois me fut tout autant agréable.

Le réceptionniste, étonné de me voir rentrer plus tôt que l’habitude, s’inquiéta :

—     Tout va bien, monsieur Chakib ?

—   On ne peut mieux mon ami ! dis-je, suspendant mon passe-montagne et mon écharpe au portemanteau tout près.

Je commandai un rhum et un café à la serveuse, qui me désigna malicieusement du regard la table dressée en face de la cheminée où généralement je veillais, et me laissai réchauffer par l’alcool et l’ambiance irréelle des lieux.

Enfin ! un coin de pays loin des regards chargés d’abréviations.  Une contrée à l’affût du moindre écart de pensée. Un no man’s land en marge de toute dictature. Et à des distances de Colombo et de Colombette !

Colombo et Colombette, pour dire le quart du dixième des mots que je voudrais dire, ce sont des années de pouvoir absolu. La démagogie assurée. L’inquisition obstinée. L’histoire falsifiée. Le verrouillage médiatique à longueur d’année. Ma liberté de penser confisquée. Mon espace de vie rétréci. Ma joie de vivre bâillonnée.

 

 

MIMOUNE Salima_Les ombres et l'échappée belle_2011.jpgSalima MIMOUNE

Les Ombres et l’Échappée belle

 

Roman

L’Harmattan 2011

 

Partie I : Tikjda

Commentaires

Dès les premières lignes, j'ai aimé le personnage qui dénonce sa condition en se moquant de lui-même; c'est une manière, plus intelligente de la part de l'auteure et moins contraignante pour le lecteur, qui permet de mieux apprecier la condition d'extrême privation de libertés individuelles dans un pays où il reste beaucoup à faire en matière de droits. L'histoire d'amour entre Chakib et Maria, les deux principaux personnages, est le fil conducteur du roman mais surtout le pretexte à de nombreuses dénonciations d'un régime de plomb, "Colombo" et "Colombette", dans le roman, la belle-mère et sa fille n'étant en fait que la symbolique du pouvoir et son parti unique le FLN. Original !

Écrit par : Laure | 15/01/2012

D'après ce roman ,le pouvoir qui nous gouverne est dirigé par des énergumènes qui faisaient pression sur toute chose .

Écrit par : joseph | 17/01/2012

Un état d'esprit de la pensé et du vécu de toute une société qui ne peut etre mieux exprimé , bravo Salima MIMOUNE ,je n'ai lu que ces quelques lignes pour constater que vous avait sus transpercer le coeur et l'esprit de chaqu'un de nous ,de chaque algerien pour mettre à nue son désarroi,son quotidien , mais aussi sa véritable opinion socio-politique

Écrit par : Radia | 19/01/2012

Les commentaires sont fermés.