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20/02/2012

Le chef de çof (Hanoteau et Letourneux)

 

La solidarité dans l’étendue d’un groupe n’est pas, à beaucoup près, aussi complète qu’entre les çofs d’une même tribu ou d’un même village. Lorsqu’une tribu est en proie à la guerre civile, les çofs du groupe envoient fréquemment des contingents armés, pour soutenir leurs amis respectifs. Mais, si les causes de la guerre sont locales et n’intéressent pas directement les voisins, ces secours s’achètent le plus souvent à prix débattu.

Les autres genres de secours, en argent, vivres et munitions, sont donnés, au contraire, avec une véritable libéralité, et si le sort des armes force un parti à s’expatrier momentanément, il est sûr de trouver chez ses amis un accueil empressé et une cordiale hospitalité. On n’attend pas que les « émigrés » [imegadjan] viennent eux-mêmes demander asile; on va processionnellement à leur rencontre, musique en tête et bannières déployées; des montures sont fournies aux femmes, aux enfants, aux vieillards, et le cortège ramène ses hôtes au bruit de la fusillade. Après un repas abondant, chacun des émigrés choisit la maison où il veut s’établir avec sa famille. Il y est toujours le bienvenu ; le chef de maison qui refuserait d’accueillir un membre du çof dans le malheur soulèverait contre lui l’opinion publique, et serait puni d’une forte amende.

À la paix, chacune des familles qui a reçu des émigrés donne en cadeau à ses hôtes des vêtements neufs pour les femmes et les enfants, des ustensiles de ménage, des provisions pour les premiers besoins, puis la même escorte qui a amené les fugitifs les reconduit triomphalement dans leurs villages.  Si des maisons ont été incendiées, des moissons dévastées, des plantations détruites, les bras de tous les adhérents sont à la disposition des victimes ; les habitations sont reconstruites, les champs labourés, les arbres remplacés, sans qu’il en coûte rien à leurs propriétaires.

Les fonds nécessaires aux besoins du çof sont fournis par des cotisations volontaires. Cet impôt est celui que les Kabyles payent le plus volontiers, et le seul qu’ils acquittent sans l’avoir consenti, sans chercher même à en connaître l’emploi. Lorsque les chefs ont besoin d’argent pour nouer des intrigues, acheter des consciences, préparer une trahison, négocier l’assassinat d’un ennemi dangereux, ils se concertent entre eux, contractent des emprunts, soldent les dépenses et ne font connaître à la foule que la somme à payer. Le secret reste entre trois ou quatre personnes au plus. Les dépenses plus avouables, et qui ne demandent pas de mystère, sont débattues et contrôlées par le çof tout entier.

Les chefs ou, comme disent les Kabyles, les « têtes de çof », sont nécessairement des personnages importants dans le pays. Ils ne dirigent pas, il est vrai, toujours à leur gré les actes du parti, mais ils ont sur lui une influence considérable, et peuvent, à un moment donné, disposer de forces importantes. Ce sont des hommes qui se sont fait remarquer, soit par leur bravoure à la guerre, soit par leur finesse et leur habileté dans l’intrigue; ils appartiennent, d’ordinaire, à des familles déjà puissantes par le nombre et par la fortune. L’aisance est une condition indispensable pour figurer à la tête d’un parti : outre la considération qui s’attache à la richesse, en Kabylie comme partout, elle procure les loisirs nécessaires à la mission d’un chef et les moyens de faire face aux dépenses obligées de la position.  Les occupations d’un homme investi de la confiance d’un çof sont aussi nombreuses que variées ; c’est à lui qu’on a recours en toutes circonstances : il écoute les plaintes, se lient au courant des affaires du pays, donne des conseils, fournit des secours, doit s’occuper, en un mot, non-seulement des questions générales, mais encore des intérêts particuliers.

Il doit surveiller en même temps et déjouer les manœuvres du çof opposé, étudier avec soin les éléments de discorde qui s’y produisent et les faire tourner à son profit, en les envenimant.  Sa tâche la plus délicate est le maintien de la bonne harmonie entre les membres de son parti. Tantôt deux plaideurs passionnent les esprits, tantôt une dette de sang jette la division entre deux kharoubas et menace de dissoudre le çof. Le chef doit pourvoir à tout et, à force de patience, d’adresse et d’expédients, désarmer les colères, apaiser les haines et ménager des transactions. Tous ne réussissent pas également; mais beaucoup d’entre eux font preuve, dans ces luttes toujours renaissantes, d’une grande souplesse d’esprit et d’une véritable connaissance du cœur humain.  Le sacrifice de son temps n’est pas le seul devoir imposé à un chef de çof : il est aussi astreint à des dépenses nombreuses. Une hospitalité généreuse est de rigueur; elle est la base de sa puissance.  Si le couscous est de bonne qualité, si le beurre et le miel n’y sont pas épargnés, les poètes chanteront ses louanges, et leurs vers, répétés dans le pays, entoureront son nom d’une inattaquable popularité.

Il contribue en outre largement à toutes les cotisations du çof; très-souvent même, pour ne pas refroidir l’ardeur des adhérents par des appels de fonds trop répétés, il supporte seul les dépenses.  Ses revenus ne suffisent pas toujours à de telles charges; il y dissipe parfois son patrimoine. Mais ni lui ni ses parents ne songent à s’en plaindre : une famille kabyle saurait-elle payer trop cher l’honneur qu’elle ambitionne le plus au monde, celui de voir un des siens à la tête d’un parti nombreux, uni et bien discipliné ?

 

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Hanoteau et Letourneux

La Kabylie et les Coutumes kabyles (Vol 1 1893)

ORGANISATION ET ADMINISTRATION

Commentaires

très interressant

Écrit par : abdelli | 20/02/2012

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