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14/03/2015

La grande peur du petit Blanc (Frédéric PAULIN) extrait1

Algérie, France, Algérie, août 1961

 

Le grand départ eut lieu au mois d'août 1961. Philippeville était baignée par le soleil.

Son père avait entraîné Rochdi dans le salon. Il caressa ses cheveux quelques minutes tendrement. C'était la première fois qu'une telle intimité physique les unissait, l'enfant était un peu inquiet.

– Nous allons quitter Philippeville.

– On déménage ?

Le père haussa les épaules :

–  Oui, on déménage très loin : on va en France.

Du haut de ses dix ans, la nouvelle troublait Rochdi :

 

 

Une heure après avoir débarqué à la gare d'Alger, la famille Mekchiche au complet s'installait sur une banquette du pont intérieur. Les places alentours étaient occupées par d'autres familles algériennes dont les pères connaissaient celui de Kader. L'un d'eux le salua même à la militaire en disant « bonjour caporal ».

Son père avait eu un sourire triste:

– C'est fini tout ça. Plus de caporal, plus de harkis, plus d'Algérie.

La traversée de la Méditerranée avait été un moment de tranquillité comme les Mekchiche n'en avait plus connu depuis longtemps. À bord de El Djezaïr, il semblait que les esprits s'étaient refroidis, son père paraissait triste mais aussi plus détendu que lorsqu'ils étaient encore sur le sol algérien. Les femmes s'étaient toutes changées: elles avaient quitté leur djellaba et retiré leur haïk et s'étaient vêtues à l'européenne. Sa mère avait revêtu une jupe qui arrivait juste au-dessous de ses genoux et un imperméable beige, elle avait noué ses cheveux en un petit chignon. Elle était très belle.

Ensuite, les harkis avaient peu parlé. Les pères avaient discuté un petit moment à voix basse, un peu plus loin sur le pont. Et au bout de quelques heures, tous s'étaient endormis comme m'ils n'avaient plus dormi depuis des jours. Sa grand-mère parlait en dormant, ça avait fait rire les enfants, et aussi, parfois, leurs parents. Rochdi, lui aussi, souriait: la France était peut-être un pays où tout le monde souriait.

Mais en France, plus on avançait, plus le ciel devenait gris. C'était pourtant l'été. Quant aux Français, ils ne souriaient pas. À Marseille, ils regardaient même le groupe d'Algériens avec de la haine. Cette haine les harkis la connaissaient pour l'avoir vue chez certains Européens à Philippeville.

– C'est l'invasion des felloches, dit même un vieux monsieur qui fumait une pipe.

– Ils mettent pas assez le bazar chez eux, ils ont besoin de venir chez nous, ben c'est du propre confirma un peu plus tard un jeune cycliste.

Son père expliqua alors aux autres hommes harkis qu'il valait mieux que les familles voyagent séparément, afin d'éviter d'attirer l'attention. On se donna donc rendez-vous, peut-être à Paris, à la gare Montparnasse, et plus certainement à Rennes ou à Redon. Pour Rochdi, Rennes et Redon étaient des noms d'un exotisme incroyable: malgré ce qu'il avait vu de la France, sa grisaille et sa tristesse, il s'imaginait des villages au bord d'une mer bleue et de petites maisons blanches et propres. Une manière d'Algérie parfaite, sans la guerre et la méfiance entre les Algériens et les Français.

Dans le wagon, les Mekchiche se retrouvèrent pour la première fois seuls au milieu des Français. L’inquiétude reprit possession de la famille. Rochdi, lui, s'efforçait de s'absorber dans la contemplation du paysage. Mais le beau temps n'était toujours pas de la partie: au bout de deux heures, le ciel nuageux déversa même des trombes d'eau.

– J'ai froid, maman, murmurait de temps en temps Souhila.

Sa mère la serrait contre elle et la fillette se rendormait.

Par la fenêtre, on voyait beaucoup d'églises au centre des villages qui apparaissaient au loin. Rochdi s'étonna de l'absence de minarets. Il s'étonna aussi de la pâleur des gens : en Algérie, même les Français n'avaient pas la peau blanche. Dans le compartiment, le couple et son petit garçon qui faisaient face aux Mekchiche avaient la peau presque aussi blanche qu'un cachet d'aspirine. Et puis, le mari et la femme n'en finissaient plus de hausser les sourcils lorsque leurs regards s'arrêtaient sur la famille algérienne. Rochdi pensa que c’étaient les ronflements de sa grand-mère qui les ennuyaient.

 

 

PAULIN_La grande peur du petit Blanc_couv-2013.jpgLa grande peur du petit Blanc

Frédéric PAULIN

 

Éditions Goater "Noir"

2013

 

 

 

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