17/11/2012
Même pour ne pas vaincre (Stéphane CHAUMET) 1
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Et quelle dose de phantasme ou d'exotisme l'un envers l'autre, l'uniforme du militaire, sa jeunesse virile et douce, la Kabyle aux yeux verts cernés de noir, ses tresses, ses bracelets aux chevilles, ses bijoux d'argent avec des émaux, ses tuniques à fleurs...
« Jusqu'à ce qu'elle tombe enceinte. Elle a peur, elle sait ce que cela signifie pour elle, ici le déshonneur se lave dans le sang. Elle connaît l'histoire de cette fille d'un autre village, les rumeurs circulent aussi vite que le vent, enceinte d'un officier français elle s'était réfugiée dans la SAS qu'il dirigeait. Le clan rival de sa famille se réjouissait de ce déshonneur qui les éclaboussait tous, qu'elle mette au monde un bâtard. Mais le médecin de la SAS l'a avortée. C'est le clan rival, frustré de sa joie, qui a tué l'officier et le médecin s'en est sorti avec une balle dans l'épaule. Quant à la fille, ses propres frères s'en étaient chargés. Ma mère au lieu de fuir a dissimulé d'abord sa grossesse, elle ne voulait pas avorter. Son mari est venu en permission de sa harka pour deux jours, elle a fait croire par la suite qu'elle était enceinte de lui. Son mari n'a eu aucun doute, mais avant qu'elle n'accouche il est tombé aux mains des combattants algériens, avec d'autres harkis, tous torturés, tous exécutés.
« Un jour un gamin a accouru à l'infirmerie en criant Sania, vite, vite ! Il s'est précipité et devant la porte de la maison il a entendu des hurlements saccadés, aigus, des râles. Instinctivement il a sorti son arme, on était en train de la torturer. Et c'était moi ! Ma mère, suspendue à une poutre, maintenue sous les aisselles par un harnais de chiffons noués ensemble, toute pâle, dégoulinante, frissonnante, la tête projetée en arrière à chaque contraction violente, ses jupes relevées au-dessus de la taille. Entre ses cuisses mouillées de sueur, le pied d'un bébé. Le mien ! La sage-femme du village semblait ne plus savoir quoi faire. La soeur de ma mère lui épongeait parfois le visage, ma grand-mère était concentrée sur son rituel d'accouchement. Il est allé lui-même chercher le médecin. Il fallait l'hospitaliser d'urgence, si on forçait je risquais de m'étrangler avec le cordon. Dans cette position, impossible de la faire entrer dans la voiture, c'est sur la plate-forme d'un camion qu'on l'a installée, le médecin avec elle, et son militaire a pris le volant jusqu'à l'hôpital de Tizi-Ouzou. Je ne sais pas si ce sont les cahots de la route qui m'ont remise dans le bon sens ou poussée dehors, mais je suis sortie avant d'atteindre l'hôpital ! En tout cas je commençais ma vie à l'image de ce qu'elle allait être, bien secouée.
« La France à ce moment-là avait déjà pris la décision de quitter l'Algérie. Ceux de la SAS, un peu désorganisée depuis la mort du lieutenant, se préparaient à partir. L'amant de ma mère savait qu'ils avaient l'ordre de récupérer avant le départ les armes de tous les moghaznis. Leur rapatriement n'avait pas été prévu. Le nouvel officier affecté à la SAS et chargé du repli n'avait pas d'état d'âme, les ordres sont les ordres. Il n'a pas hésité un instant à employer la ruse pour désarmer les supplétifs, en leur faisant croire qu'il s'agissait seulement de remplacer leurs armes. Tout le village a vu comment, à l'arrivée des camions pour les militaires et le matériel, on a empêché les moghaznis d'y monter, tout le village a vu et ressenti la panique, la rage impuissante et le désespoir dans les yeux de ces hommes à l'instant où ils ont compris à quoi la France qu'ils avaient servie les destinait. Les villageois ont été épargnés, mais les supplétifs qui n'ont pas pu fuir ont été massacrés parle FLN. Certains jetés vivants dans l'eau bouillante, certains abandonnés au soleil, en pleine montagne, après leur avoir brisé les bras et les jambes.
Même pour ne pas vaincre
Éditions du Seuil
Paris. 2011
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