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29/09/2007

L’épouse du magicien (Brian MOORE)

Pages 174-177 

Le lendemain, au point du jour, Emmeline et Lambert attendaient Deniau, en compagnie de Jules, dans la cour de la résidence. Ils prendraient la diligence et feraient route ensemble pour cette première étape du voyage qui devait les conduire en Kabylie. Mais, quand le véhicule franchit bruyamment les grilles, le colonel n'était pas au rendez-vous. Ce fut le jeune Arabe entrevu chez Deniau qui bondit du siège du cocher où il était perché pour leur annoncer, avec un accent très prononcé, que son maître avait été retardé par des "obligations d'ordre politique". Il les rejoindrait avec chevaux et chameaux pour la dernière étape du voyage.

- Au-delà d'Aïn Sefra, il n'y a plus de route, monsieur, expliqua le jeune homme. Il faudra continuer à cheval. Mon maître fera tout son possible pour vous y retrouver.

Il s'inclina ensuite devant Lambert auquel il ouvrit la portière. Ce dernier se tourna alors vers Emmeline pour la laisser passer, mais le garçon s'interposa en expliquant:

- Non, monsieur. Vous devez passer devant la femme. C'est vous le marabout.

Le jeune Arabe lui tendit la main pour l'aider à gravir le marchepied. Cependant, quand vint le tour d'Emmeline, il se contenta de la dévisager de son regard haineux, désormais familier, et lorsqu'il referma la portière derrière elle, elle entendit qu'il faisait mine de cracher.

Les bagages et accessoires de scène chargés et arrimés sur le toit, Jules prit place auprès du cocher, le jeune garçon s'inclina vers Lambert en signe d'adieu et les zouaves présentèrent les armes quand la diligence s'éloigna, dans un fracas d'essieux, en suivant la rue de la Marine. Quelques minutes plus tard, ils avaient quitté la ville et, lancés au grand trot sur une route large, traversaient des villages isolés dans un paysage aussi desséché que la mort.

Auprès d'un mari plongé dans la lecture, selon son habitude, Emmeline fixait la route d'un air absent. Levée avant l'aube pour laver ses cheveux et se coiffer, elle avait choisi de revêtir une robe de soie rose et des gants de dentelle, plus adaptés à un déjeuner mondain qu'à ce voyage. Elle avait également passé le bouchon de son parfum favori sur ses poignets, sa gorge et sa nuque, et fleurait une délicate odeur de muguet pour ce trajet qui devait l'amener à partager avec Deniau l'espace réduit de la voiture. Elle avait agi comme un automate car elle refusait d'envisager ce que lui réservait l'avenir. Mais, quand le jeune Arabe avait annoncé que le colonel ne serait pas du voyage, elle avait brusquement cédé à la colère. Cette déception la fit toutefois réfléchir. Si le colonel se décidait, peut-être céderait-elle enfin à ses avances.

Elle éprouvait un sentiment de manque et, dans l'incertitude où l'avait plongée cette défection, le voyage lui parut interminable. Le soir, la diligence faisait halte dans des hôtels tenus par des colons et Lambert se montra écoeuré par la cuisine quelconque, servie à la table commune où ils subirent la compagnie de voyageurs de commerce français. Tout comme Emmeline, il redoutait que les mystérieuses "obligations d'ordre politique" n'empêchent Deniau d'être au rendez-vous. Mais le matin du troisième jour, quand la diligence pénétra cahin-caha dans la cour du bâtiment abritant le Bureau arabe, à Aïn Sefra, ils virent Kaddour, l'esclave sénégalais de Deniau, s'incliner solennellement devant eux pour leur ouvrir la portière.

Emmeline accueillit le géant avec un sourire ravi lorsqu'il l'aida à descendre de voiture. Quelques instants plus tard, ils faisaient la connaissance du capitaine Hersant, chef du Bureau arabe d'Aïn Sefra. Deniau était en ville où il se procurait des chameaux, leur fit-il savoir, mais le colonel les rejoindrait pour le déjeuner.

Midi venait de sonner et les muezzins avaient lancé leur appel. Emmeline surveillait la cour et les dos arabes prostrés en prière sous ses yeux, lorsqu’elle vit, un peu plus loin, trois chameaux franchir la grille principale. Assis en tailleur sur le chameau de tête, elle aperçut Deniau, très à l'aise et vêtu d'un burnous brun sur son uniforme. Il retint la petite caravane jusqu'à la fin des dévotions. Puis il fit agenouiller son chameau, se laissa glisser à terre avec élégance et traversa la cour à grands pas en agitant sa cravache en signe de bienvenue.

- Henri, il est arrivé!

- Où cela?

Lambert s'approcha de la fenêtre pour jeter un coup d'oeil à l'extérieur. Mais Emmeline avait déjà couru vers son miroir, devant lequel elle rectifia fébrilement sa coiffure, en proie à une telle excitation qu'elle se précipita dans l'escalier. Au moment où Deniau pénétrait dans l'entrée, elle vint à sa rencontre et lança, aux anges:

- Ah, nous nous sommes fait un tel souci! Je me demandais... Mais vous êtes là!

Le message était clair, il avait compris. Il s'empara de sa main et s'inclina très bas pour la baiser, puis il se redressa et plongea son regard dans le sien.

- Chère Emmeline, fit-il doucement.

La jeune femme vécut l'heure suivante dans l'euphorie. Au déjeuner, elle ne prêta qu'une oreille distraite à la conversation. Puis elle entendit Deniau annoncer à son mari qu'ils devraient se mettre en route sans attendre et maintenir une allure soutenue s'ils tenaient à boucler leur périple avant les pluies d'automne. À cette époque, les routes devenaient en effet impraticables et souvent dangereuses.

- Pour quand l'arrivée des pluies est-elle prévue? s'enquit Lambert.

 

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Le lendemain, quand la caravane s'ébranla, ils virent le soleil se lever comme une menace, dans la pâleur de l'aube. La route dont avait parlé Deniau, pas même une piste, n'était en fait qu'un paysage désertique où l'on ne voyait âme qui vive. Sur le rouge de la terre, se détachaient les sourdes tonalités du désert: ocre des vêtements des domestiques, beige et roux du pelage des chameaux, noir et brun des robes des chevaux, dont la monotonie semblait ajouter encore à la chaleur qui s'intensifiait. Au bout de deux heures, le soleil devint une véritable torture.

La tête moite, Emmeline sentait la sueur ruisseler entre ses seins, mais elle talonnait son cheval pour devancer Deniau car elle ne voulait pas qu'il voie ses joues cramoisies et ses cheveux en désordre. Aux alentours de midi, les ondulations des dunes laissèrent place à une succession de ravins escarpés aux pentes quasi verticales, sur lesquelles sa monture glissait et trébuchait, risquant de la jeter à terre.

Peu après midi, Deniau décida de faire halte et les serviteurs montèrent prestement un abri en peau de chèvre, sous lequel ils disposèrent un repas frugal composé de dattes, de pain et de lait de brebis. Avant de s'asseoir sur le tapis où l'on prendrait cette collation, Emmeline se retira derrière la tente pour faire une rapide toilette dans une cuvette. Elle entendit Deniau informer son mari qu'ils logeraient, ce soir-là, sous le toit d'un cheikh du nom de Ben-Gannah, où leur serait servi un repas digne de ce nom.

- L'étape de demain sera plus facile, ajouta-t-il. Le plus dur est fait.

Dans l'après-midi, devant l'immensité du désert, aussi vaste qu'un océan, infini et redoutable, Emme­line, effondrée sur la selle d'une monture fourbue, se demanda comment elle avait bien pu rêver d'une idylle secrète dans un tel environnement.

 

 

fb8d75718cff9d656d7a535d79cde466.jpgBrian MOORE

L’épouse du magicien

 

Extraits

Traducteur : Blandine Roque

Éditions L’Archipel

 

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