23/07/2012
Le puits des Anges (Slimane SAADOUN) 1
Nouvel an. Triste. Inquiet. Nous ne rions pas, nous nous contentons de boire, de nous regarder dans les yeux en nous accrochant à nos verres comme des noyés à des troncs d'arbres. tentant de percevoir chez l'autre une lueur. un soupçon d'espoir. Qu'il parle. Qu'il dise quelque chose. N'importe quoi. Mais dès que l'un de nous se met à parler ; nous reconnaissons nos inquiétudes, nos peurs, notre panique. Regards fuyants. Triste Nouvel An.
- C'est peut-être le dernier. dit Yug.
Qui l'eut cru ? Yug... Le regrette- t- il ? Insaisissable ; il reste insaisissable. Sous son masque d’indifférence, que cache- t- il ? Il regarde le feu en parlant. Même quand il boit, il évite de lever la tête.
Malgré le froid et la neige, nous avons préféré nous installer sous un auvent. Dans un grand fût percé de trous, nous avons allumé un feu et, parfois, nous nous oublions dans nos pensées à contempler les flocons de neige derrière le rideau de lumière. Par intermittence nous parviennent les murmures de Hizer. Sentinelle impassible, de son perchoir construit en aplomb sur le flanc de la montagne dont il emprunte le nom, le village veille sur la plaine. Au loin, en bas, dans la plaine comme un ciel retourné, des lumières de hameaux, quelques phares de voitures attardées.
C'est Mohd qui nous a rassemblés ce soir. Yug et sa pusillanimité exaspérante, Ali et sa guitare, et moi-même. Vin, pain, fromage, olives noires. Une contrainte : lorsque sa mère, ou moins souvent son père impotent, sortent de la
vieille maison de pierres, nous devons ôter de leur vue les bouteilles de vin et les verres. Par respect, car depuis le temps, les pauvres vieux savent ce que nous faisons durant ces veillées : boire et échanger nos doutes et nos appréhensions. Mohd a la quarantaine. Chômeur, célibataire, vivant d'expédients, faisant le désespoir de ses vieux parents. Il n'a pas l'air de s'en plaindre. « Ca va changer » dit-il tout le temps depuis une douzaine d'années. Depuis un matin de printemps où il s'était retrouvé à la porte de la brigade de gendarmerie, complètement nu, couvert de bleus. Un homme, qui sortait de la mosquée attenante, était accouru, avait enlevé sa chemise et l'en avait couvert. La honte. La honte et le dégoût de lui-même, l'envie d'en finir, la haine des autres. Depuis, un seul projet qui s'est transformé petit à petit en chimère, ou en idéal. Mais il y croit et cela lui suffit pour vivre. Partir en France. La France...
- Sois sûr qu'ils commenceront par supprimer les bars. Comme ils empêcheront les femmes de travailler, de sortir seules, ou de s’habiller comme elles l'entendent, dis-je. Ils frapperont d'entrée un grand coup pour marquer l'imagination des gens...
« Vous changerez vos habitudes, disait, il y a juste une semaine, un homme à la télévision. Le ton était virulent et tonitruant, le doigt tendu au bout d'un bras tremblant était menaçant, les yeux foudroyants. La tête, crâne ras et visage mangé par une barbe en broussaille, avançait en gros plan et grossissait, grossissait, devenait démesurée, monstrueuse, les yeux semblaient sur le point de sortir de leurs orbites, de passer à travers l'écran et de rouler par terre, dans le salon.
Vous changerez ou nous vous obligerons à le faire. Finis les costumes et les cravates, les jupes et les chaussures à talons, finis les bras et les jambes dénudés, les cheveux à l'air ! Finis les bars et les cinémas, les théâtres et les plages, les transports mixtes ! Qu'est-ce que c'est que ce peuple qui se dit musulman et qui s’habille à l'européenne, se coiffe et se rase à l'européenne, mange une cuisine étrangère à nos traditions ! Honte à vous ! Malheur à vous ! Tout cela devra changer. Nous sommes des musulmans et un vrai musulman se reconnaît à son habillement, sa parole, sa nourriture et ses fréquentations. Vous changerez ou vous aurez à choisir entre l'Europe et la punition réservée aux apostats».
- Croyez-vous qu'ils feront vraiment ce qu'ils ont dit à la télévision? », demandait Yug le lendemain. Nous étions attablés au Café de la Mairie. Yug avait les yeux écarquillés, la tête rentrée dans les épaules. Il parlait d'une voix à peine audible.
- Ne sois pas ridicule. dit Yug. Je me passerai de boire ; et les femmes, et bien, elles s’habilleront comme les hommes le leur demanderont puisque, de toute façon, elles sont sous l'autorité de leurs maris ou de leurs frères.
…
Le puits des Anges
Éditions L’Harmattan 2003
Collection Écritures berbères
07:50 | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook
Les commentaires sont fermés.