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24/03/2008

JUSTE DERRIÈRE L’HORIZON (Mouloud ACHOUR)

À l'époque, le père de Mansour, cet homme fier aux mains rudes qui se tuait au travail de la terre, affirmait volontiers que l'instruction était l'unique moyen de faire échec à la misère et, un jour prochain, de mettre un terme à l'exploitation coloniale. Au sujet de la scolarité de son fils, il n'admettait donc ni objection ni excuse. Son petit surdoué n'allait pas vivre attaché à la glèbe comme les serfs du temps de la féodalité européenne que les images d'Epinal illustrant le livre d'histoire représentaient ahanant derrière leurs araires médiévales, les traits déformés par une détresse indicible. Du coup, il le contraignait sans état d'âme à prendre chaque jour le chemin ardu qui menait à l'école du bourg voisin (une heure de marche par les sentiers muletiers et un cours d'eau colérique et imprévisible à franchir à gué), même si tous les éléments de la nature se liguaient pour l'en empêcher. Il affirmait que plutôt que de voir son aîné s'engager dans la vie avec l'unique espérance d'entrer un jour en possession de la parcelle de terre qui lui échoirait par héritage dans le domaine familial afin d'en faire son unique moyen de subsister jusqu’à sa mort (sauf à gagner comme tant d'autres les territoires d'émigration), il préférait encore que se referment sur lui les eaux jaunes de la rivière en crue.

Devenir instituteur, médecin, avocat ou cadi, peu importait. L'important c'était que Mansour ne fût pas cultivateur comme son père. Et il avait étudié, tenu en échec la fureur des flots de la rivière durant tant d'hivers ! Il avait étudié, et la férule inflexible du père avait durement sanctionné les rares défaillances qui avaient hissé à la première place du classement trimestriel Madjid, son unique rival en culotte courte, au demeurant son seul vrai ami en ce temps-là. C'est à l'école aussi, où il était interdit de quitter la cour pendant l'interclasse, que Mansour avait connu la faim et la soif, ayant trop vite épuisé le maigre viatique qu'il emportait le matin ...  

Le père, lui, avait quitté la maison certaine nuit de l'automne 1954, emportant son calibre 12 à deux canons qui ne le quittait jamais pendant la saison des olives, quand une seule de ses cartouches tirée sur un vol de grives ou d'étourneaux en faisait tomber un si grand nombre qu'on en distribuait à tous les voisins ; il avait emporté aussi le minuscule pistolet automatique dont il démontait et graissait fréquemment les pièces d'acier bleuté sous le regard curieux de Mansour. Il s'en était allé après avoir souhaité la bonne nuit à ses enfants comme il le faisait chaque soir, et son corps n'avait été réinhumé dans le cimetière familial que plusieurs années après l'indépendance car personne n'avait pu jusque là donner d'information précise sur le lieu où il était tombé et avait été pieusement enseveli par ses compagnons d'armes. On savait simplement qu'il était tombé en combattant courageux et digne. Là-dessus, aucun doute n'était permis.

Tant d'années plus tard, dans tous les recoins de cette vallée perdue, Mansour croyait voir la haute silhouette de l'homme que, durant toute son enfance, il avait craint mais surtout admiré et aimé sans jamais oser le lui avouer ; qu'il avait longtemps pleuré, avant même d'apprendre qu'il ne le reverrait plus dont le soutien autoritaire lui avait terriblement manqué, même à l'âge adulte.

Quant aux stupides imprécations du boiteux ...

*  

L'automne venait de commencer lorsque Mansour avait pris possession de sa maison, libérant la soupente où l'avait hébergé Mahfoud le menuiser en échange de quelques travaux d'écriture, mais surtout, au nom d'un vague lien de parenté. Sa maison !

En l'espace de quelques semaines, il avait fait reconstruire à l'identique (ou presque) par un maçon de la région efficacement servi par un groupe de jeunes lancés à plein régime grâce à un salaire peu commun, les deux principales pièces de la demeure ancestrale, depuis l'aménagement intérieur traditionnel, jusqu’à la cheminée rustique, la toiture à deux pans en tuiles rondes (récupérées une à une dans la montagne de gravats qu'était devenue la grande maison familiale après sa destruction à la dynamite dès les premiers mois de la guerre), reposant sur une charpente légère doublée d'une litière de gros roseaux tressés. Seul élément de modernité des sanitaires et une cuisine, puisqu'à présent la localité disposait d'eau courante, de gaz et d'électricité. Une mince murette en briques l'isolait du voisinage, cernant également tamazirt, le jardin des aïeux, dans lequel n'avaient résisté au temps parmi les dizaines d'arbres fruitiers plantés ou greffés par son père que deux ou trois figuiers noueux, un cerisier atteint de stérilité et un bigaradier naguère prodigue de fruits exquis.  

Enfin, pérorait-on au hasard des apartés, pour l'instant, il est au-dessus de tout reproche. Propre dans sa mise et digne dans sa conduite, il n'est pas homme à transgresser des règles que sa longue absence n'a pas pu lui faire oublier. Personne ne l'a surpris chantant à tue-tête dans la rue, dévisageant une femme ou manquant de respect à qui que ce soit comme l'aurait fait un esprit dérangé. Tout juste peut-on dire qu'il fait un peu figure d'original et sa seule extravagance est peut-être cette manie de quitter son lit au premier chant du coq pour s'en aller arpenter jusqu'au lever du soleil chemins et sentiers des deux collines en affichant un détachement superbe, le regard braqué vers des ailleurs mystérieux, sourd aux salutations, croisant femmes et hommes sans paraître les voir, les lèvres remuant comme prises dans un monologue inaudible. Parfois son visage s'illumine d'un vaste sourire qui ne peut s'adresser à nul autre qu'à lui-même ou à des compagnons invisibles. Ses djinns, sans doute...

27262802.jpgMouloud ACHOUR  

JUSTE DERRIÈRE L’HORIZON

 pages 10 à 13

 

CASBAH Éditions

 

Alger 2005

 

 

Commentaires

Merci Mr M.Achour pour tout ce que vous nous avez donné.On se rappellera toujours de vous,on ne vous oubliera jamais.
Je garde toujours en mémoire cette année de 1976 à l'ENCR Kolea ou vous fûtes l'un de nos meilleurs professeurs.
Merci encore une fois et bien à vous et à tous vos proches.
un ancien cadet de KOLEA.

Écrit par : M.B | 10/10/2010

C'est avec un grand plaisir que je retrouve M. Mouloud Achour, que j'ai eu l'honneur de connaitre à Alger durant les années 80, à travers sa belle plume qui défie toujours les rides du temps et la langue de bois... Merci cher ami.
racid n tiɣilt

Écrit par : Rachid Tighilt | 09/01/2013

belle surprise de Da El Mouloud, qui avec sa belle plume , simple et abordable à tous , nous fait voyagé a travers des histoires bien de chez nous . merci Da El Mouloud .à bientôt

Écrit par : kerar toufik | 18/01/2013

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