07/10/2011
Le sourire de Brahim (Nacer KETTANE) 1
OCTOBRE À PARIS (1961)
Dans les discussions des grands, Brahim ne comprenait pas toujours très bien, mais sans cesse revenaient dans les bouches toujours les mêmes mots F.L.N., M.N.A., O.A.S...
La place Saint-Michel était maintenant en vue. Un bateau sur la Seine rugissait et le décor ressemblait à une carte postale jaunie, fripée.
La veille, la mère avait roulé le couscous des jours de fête et les pâtisseries aux formes, aux couleurs multiples se disputaient la place dans l'énorme tadjin familial.
Autour du père qui, pensif, pilait son tabac à priser, Brahim jouait avec Kader et Myriam sa petite soeur. Dans un coin de la pièce un vieux transistor émettait des sons parasités.
– Ici Saout el Arab, le colonel Gamal Abdel Nasser va s'adresser à la population.
À ce moment le père de Brahim interrompait son activité et montait le son. Les rares fois où Fatima avait vu le raïs à la télévision, elle disait en kabyle « Il est beau comme un lion. »
Comme des millions de personnes, les parents de Brahim étaient subjugués par le magnétisme que dégageait Nasser quand il s'adressait à la foule. De temps en temps, ils entendaient frapper à la porte; le cousin Djillali fidèle à son habitude venait s'enquérir.
– Ça va bien, vous n'avez besoin de rien ?
– Sacha Djillali, répondait Fatima. Koulchi mleh (tout est bien).
La mère mettait un point d'honneur à ne pas trop dépendre des autres, d'autant plus que Françoise, la femme de Djillali, n'avait jamais accepté totalement leur présence, même s'ils partageaient le loyer et les charges. De nature à la fois craintive et belliqueuse, il lui suffisait de peu pour semer la discorde. Tout le contraire de son mari, qui se « pliait en quatre » pour faire plaisir. Parfois Fatima le remerciait avec son beau sourire qui semblait sorti du royaume de Vénus, un sourire à faire pâlir la Joconde.
Pourtant la vie à six n'était pas facile dans cette minuscule pièce qui ressemblait beaucoup à une chambre de bonne. Grâce à un talent d'organisatrice peu commun, Fatima l'avait rendue vivable et le sieur « superflu » n'avait jamais osé s'inviter. Quelquefois le dimanche, et à condition que Françoise soit de bonne humeur, ils pouvaient admirer la boîte à images. Souvent Brahim avait essayé de trouver l'Algérie-4ur la grosse boule du journal télévisé, mais elle tournait trop vite.
…
Ils étaient maintenant place Saint-Michel, avec la fontaine en face d'eux. La foule commençait à se faire nombreuse. Les regards se croisaient, des accords tacites se nouaient. Il y avait beaucoup plus d'hommes que de femmes mais toutes les tranches d'âge étaient représentées, jusqu'à de très jeunes enfants. Certains étaient encore en bleu de travail, d'autres avaient mis leur costume, ou leur blouson de cuir. Les femmes avaient sorti leurs plus jolies robes et rivalisaient de beauté.
Tous semblaient à la fête, pourtant ce n'était ni Noël ni l'Aïd. C'était ou plutôt ce devait être beaucoup mieux : le début d'une nouvelle vie. Cette manifestation devait dire non une bonne fois pour toutes à la situation de sous-hommes faite aux Algériens de Paris : après vingt heures, impossible d'acheter des victuailles, de prendre l'air ou d'aller rendre visite à des amis. Une idée géniale de Maurice Papon, préfet de police, qui allait inventer un homme nouveau, « le raton » avec son cortège de bienfaisance, « les ratonnades », inspirées du dictionnaire de la haute pratique raciste.
Certains groupes commençaient à se former et les bouches de métro continuaient de déverser leur flot d'hommes et de femmes qui, le plus souvent, arrivaient de la proche et grande banlieue de Paris : les jours précédents, le F.L.N. n'avait pas arrêté de sillonner cette banlieue, jusqu'à faire du porte à porte, pour annoncer l'événement.
Derrière un cordon d'une vingtaine d'hommes, les familles prirent place et le signal de la marche fut donné pour remonter le boulevard vers le Luxembourg. Quelques commerçants, affolés, se précipitaient pour fermer leur magasin. Un cri strident retentit!
– Youuouuou...
Les passants stupéfaits s'arrêtaient comme pétrifiés. Les voitures ralentissaient puis repartaient rapidement.
– Yahia Djazaïr, Algérie algérienne, résonnaient dans le ciel de Paname.
Le sourire de Brahim
(pages 13 à 19)
Éditions Denoël
Paris ; 1985
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