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27/07/2009

Pierrot mon ami Raymond Queneau

Pierrot comprit qu’il ne pourrait passer la nuit là (à Saint-Flers-sur-Caillavet). Mais sa fatigue était grande, il imagina de se reposer quelque temps sur un des bancs du square qui entourait l’hôtel de ville. Il referma la fenêtre et descendit. Pour sortir, il dut aller alerter un veilleur de nuit, qui le regarda bien méchamment.  Dehors, il constata que la température était douce et qu’il ne serait pas tellement gênant de dormir en plein air. Il essaya de s’orienter ; mais un poteau indicateur lui indiquant la direction de la gare, il suivit ce conseil, abandonnant au moins provisoirement son intention première ; il pensait que, par là, il trouverait quelque café ou buffet ouvert où il pourrait boire un liquide quelconque qui lui désinfecterait les narines ; il se dit encore que, si Petit-Pouce évitait toute rencontre avec lui, peut-être allait-il prendre un train de nuit ; auquel cas, il aurait des chances, lui Pierrot, de le rejoindre. Ce n’était pas qu’il s’intéressât particulièrement aux faits et gestes de ce personnage ; mais il pourrait toujours lui parler, pour voir, de cette patronne d’hôtel qui avait travaillé à l’Uni-Park, et qui était peut-être la cause de la présence de Petit-Pouce ici.

Mais, devant la gare, tout était aussi noir et chargé de silence que dans le reste de la ville ; Pierrot traversa la place ; un employé lui dit que l’express pour Paris était passé depuis vingt minutes et qu’il n’y avait plus de départ de train avant l’aube. Dans les salles d’attente, ne se trouvait qu’un groupe de Kabyles, et pas de Petit-Pouce. Le cheminot indiqua la route qu’il fallait prendre pour retrouver l’hôtel de ville.

Ce silence, cette nuit, ces rues étroites, tout disposait Pierrot à ne penser à rien de précis, par exemple à de vagues supputations sur l’heure qu’il finirait bien par être dans quelque temps. Il regardait à droite, à gauche, comme pour accrocher quelque part ses petites curiosités, mais ne trouvait rien tout au plus les enseignes, et qui ne valaient pas les billes de l’avenue de Chaillot. Il songea un instant, souvenir de la vie militaire, à visiter le bobinard de cette sous-préfecture, mais il ne rencontrait personne pour le renseigner.  Finalement il se perdit. Il traversait maintenant une petite banlieue ouvrière, avec des manufactures ici et là.  L’une d’elles était éclairée, il y ronronnait des machines.  Plus loin, Pierrot atteignit une route assez large, avec un double liséré d’arbres, peut-être nationale ? peut-être départementale ? Il marche encore quelques instants.

Il entendit tout près de lui un grand cri, un cri de femme, un cri de peur.

Il envisagea tout d’abord, comme première possibilité immédiatement réalisable, de cavaler à toute pompe dans une direction opposée. Mais ayant réfléchi à l’origine féminine de cette clameur, il reprit courage et regarda. Il y avait des tas d’étoiles dans le ciel, mais l’ensemble ne donnait pas beaucoup de lumière. Pierrot s’approcha du fossé. La femme de nouveau hurla de terreur. Il fit de nouveau quelques pas ; et l’aperçut. Mieux même, il distingua un vélo non loin de là.  « Faut pas avoir peur », ce fut ce qu’il commença par dire. On ne répondit pas. Il répéta sa phrase. Convaincue sans doute par la douceur de sa voix, la femme sortit du fossé.

Elle s’avança en disant :

·         C’est idiot, mais j’ai eu une de ces trouilles. Ça fait deux heures que je suis là, à mourir de peur.  Pierrot entendait la voix d’Yvonne. Elle était maintenant tout près de lui. Un rayon, venu, fatigué par une course millénaire, d’une étoile de première grandeur, éclaira péniblement le bout du nez de cette jeune personne. C’était bien elle : Yvonne.

·         Ne craignez plus rien, mademoiselle Pradonet, dit-il solennellement.

·         Ça alors.., dit-elle émerveillée.

 

Elle l’examina.

·         Il me semble que je vous reconnais, dit-elle sans conviction.

·         J’ai travaillé à l’Uni-Park, dit-il. On s’est même vu plusieurs fois, vous et moi.

·         Alors, on n’a pas besoin de faire connaissance, dit Yvonne. Mais sortez-moi de là.

·         C’est à vous, la bécane ?

·         Oui. Mais je suis à plat. Et puis je suis perdue.

·         Moi aussi, dit Pierrot.

·         Ça ne va pas mieux, dit Yvonne. Décidément, c’est la poisse. Alors, comme ça, vous êtes perdu ?

·         Oui.

 

 

QUENEAU-Raymond_Pierrot-mon-ami.jpgRaymond QUENEAU

Pierrot mon ami extrait

 

Éditions Folio-Gallimard

Première édition : 1945.

 

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