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28/12/2008

Botte à botte (IBRAHIM)

Sous la tente.

 

 

J'étais triste, quand je rentrai sous ma tente, le soir du 31 décembre après ma journée de travail. Le soleil s’était couché derrière les sommets du Djurdjura, et l’année nouvelle allait commencer pour moi par une nuit d’Afrique.

 

Depuis le matin, je faisais tout pour oublier le jour de l’an ; j’avais pressé la besogne, arpenté du terrain plus qu'il ne fallait ; mais le soir, ma bonne contenance m'abandonna complètement quand je me retrouvai seul, mon ordonnance ayant fermé ma tente, après avoir emporté les restes d'un souper auquel j'avais à peine touché, par extraordinaire. Seul, je ne le restais pas longtemps, car un portrait de femme me tenait compagnie mais pour augmenter encore ma tristesse. Mon fidèle Moujik, était à sa place ordinaire sous ma cantine. Et il ne s'expliquait pas mes tournoiements ; est-ce vrai pourtant qu'il ne comprenait pas pourquoi je veillais, dans cette agitation, au lieu du franc et rapide sommeil qui nous prenait tous deux chaque soir, à peine la lampe éteinte ? Non le brave animal devinait ma peine ; de temps en temps, il soulevait son museau, me regardait de ses grands yeux candides et affectueux, et semblait me dire : « Pauvre maître, elle n'est pas là... »

 

Pour se conformer à ma triste pensée, tout faisait rage cette nuit-là autour de mon campement : les chacals, avec leurs cris aigus, perçants, prolongés, éclatant tout à coup et se répondant de tous les points de l'horizon ; les hyènes, au cri plus rare, plus intermittent, et d’un effet si répugnant, comme le spasme qui précède un vomissement...

Quand les bêtes criaient plus fort, les mulets de mon équipage de campagne se levaient effrayés, s ‘ébrouaient sous leur couverture, et la lune projetait alors jusque sur ma tente l'ombre de leurs grandes oreilles. Mon cheval Fakir restait seul impassible ; elle en avait vu bien d'autres, la bonne et solide bête, depuis le campement de la Safia où un lion était venu rugir à cinq cents mètres de nos tentes.

 

Plus près de moi, autour d'un feu clair dont la fumée montait droit vers le ciel, mes trois tringlots, mon ordonnance et mes quatre assès que m'avait envoyés pour la garde de nuit le douar des Beni-Rhaten, causaient avec animation. La conversation était dirigée, ou plutôt monopolisée, par un des trois tringlots qui représentait dans ce groupe l'homme au courant des choses d'Europe et des habitudes du monde. C'était un Parisien, fils d'un fabricant de chaises en canne de la rue Oberkampf.  Il racontait le Jour de l’An à Paris à ses camarades de bivouac, pendant que les quatre assès accroupis devant le feu comme des tailleurs, grignotaient le pain blanc qui constituait pour eux un régal quand venait leur tour de garde ; entre les bouchées, ils marmottaient d'une voix creuse, avec ces raucités gutturales de l'arabe, des versets du Coran, des lambeaux de prière. Testard le Parisien, leur adressait, par ci par là, au cours de son récit, une apostrophe familière « T’as jamais vu ça, toi, mon vieux ? » À quoi l'arabe répondait en écartant les bras, avec le geste qui signifie sous toutes les latitudes : « Makanche sabir !  » Et le discours reprenait au grand ébahissement de mon ordonnance et des deux autres tringlots qui n'avaient jamais rien soupçonné de pareil dans la Corrèze.

 

C'étaient des réveillons chez la blanchisseuse du boulevard Richard-Lenoir, avec des marrons, du vin blanc et même une crème au chocolat ; c'était le cousin, établi poêlier-fumiste à Lyon, qui avait envoyé à la mère Testard une caisse de mandarines ; c'était la demoiselle de la fruitière de l'avenue des Amandiers avec laquelle on s'était promené, en manière d'amusement, au Père-Lachaise, et qui serait devenue volontiers Madame Testard jeune, si le tirage au sort n'y avait mis bon ordre ; c’étaient des noces, des rigolades, un défilé prolixe de tous les événements qui peuvent marquer le jour de l’An dans la rue Oberkampf. Tout y passait, de proche en proche : la foire au pain d'épices, l'inauguration du monument de la République, le Trouvère où Testard avait été figurant au théâtre du Château-d'Eau. Comme quoi Paris est la première ville au monde, qu'il n'y a pas un endroit où le jour de l’An soit aussi gai et qu'il faut qu'un pays ait un bien mauvais gouvernement pour qu'il vous fasse passer le premier janvier dans l'alfa, à la belle étoile, avec quatre arbis qui ne font que dire leur bréviaire, trois mulets qui ne veulent pas rester tranquilles, et des sales bêtes de chacals et d’hyènes qui gueulent toute la nuit.

 

 

IBRAHIM_botte-a-botte_1889.jpgIbrahim

 

Botte à botte

Fantaisies militaires.

 

Dessins de L. Vallet

 

Paris.

Publications de la « Vie parisienne »

 

1889.

 

 

 

 

 

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