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12/05/2019

La guerre est une ruse (Frédéric PAULIN) Extrait

 

En bas, Fadoul lit ses livres : elle n'a pas perdu espoir de reprendre des études en France.

Benlazar lui a fortement conseillé de ne pas sortir. Elle peut aller dans le jardin en prenant garde que personne ne l'aperçoive de la rue. Fadoul est sous le coup d'un arrêté de reconduite à la frontière, et sa peau noire éveillerait rapidement les soupçons des gens du coin.

Vanessa, elle, peut aller faire les courses. Elle va boire un café ou une bière au bar sur la place de l'église, en fin de matinée. Là, elle peut fumer tranquillement quelques cigarettes. Son père ne sait pas qu'elle fume : il n'accepte­rait pas, alors que lui, il fume comme un pompier.

Hier, il les a quittées précipitamment : un imam a été assassiné dans le 18e arrondissement. Elles ont vu ça aux informations du soir. Fadoul a dit :

Ton père est sur le coup...

Vanessa ne comprend pas ce qui se passe : les généraux, les islamistes, le FIS, le GIA. Les assassinats là-bas — à Paris — succèdent aux attentats là-bas — en Algérie. Elle ne savait pas qu'il y avait encore la guerre en Algérie. Les informations ont parlé de guerre au Rwanda, il n'y a pas longtemps. Elle croit se rappeler qu'il y a eu un génocide, un million de morts à coups de machettes. Elle sait aussi qu'il y a une guerre dans les Balkans, même si elle ne parvient pas à faire la différence entre Serbes, Croates, Bosniaques, et Bosno-Serbes. Parfois, à la télé, on voit de longues files de femmes, d'enfants et de vieillards sur le bord des routes, des hommes amaigris derrière des grillages dans des camps de concentration, et d'autres qui tombent sous les balles de snipers au milieu de larges avenues. Mais une guerre en Algérie, elle ne savait pas.

Leur problème à elles, ce ne sont pas les guerres en Afrique, en Algérie ou aux confins de l'Europe. Leur pro­blème, c'est que Fadoul risque d'être renvoyée dans son pays d'origine si les flics lui mettent la main dessus. Son père lui a assuré qu'il était en train de régler le problème. Vanessa aime l'idée que son père, un flic, passe par-dessus les lois pour aider Fadoul. Quelque part au fond d'elle, elle est fière de lui.

Pourtant, elle n'est pas dupe : il a accepté qu'elle reste dans la maison de Paimpol parce qu'elle pouvait faire les courses sans éveiller les soupçons des voisins. Même avec son visage, elle se fond dans la masse des touristes arrivés pour les vacances. Les voisins ne s'étonnent pas qu'une petite Parisienne occupe la maison de sa grand-mère. Certains savent qu'elle a perdu sa mère quelques années plus tôt, voilà pourquoi elle est seule : les souvenirs doivent être douloureux.

Elle pense à Gaspar, certains soirs. Elle ne l'a pas encore appelé, elle le fera peut-être dans quelques jours. Et merde si son père lui a ordonné de ne parler à personne de sa présence à Plouézec! Gaspar, elle est attirée par lui, c'est sûr. Ça fait presque deux ans qu'ils se tournent autour, et jamais elle n'a pu apercevoir la moindre lueur de dégoût lorsque ses yeux fixent son visage. Gaspar est sans doute le mec le plus cool qu'elle connaisse, mauvais élève, mais cultivé. À Plouézec, le soir, elle pense aussi au grand type aux yeux clairs qui l'a traitée de John Merrick à la sortie du bahut, deux semaines auparavant. Lorsqu'elle y pense, une agréable sensation lui chauffe le bas-ventre. Si elle avait son numéro de téléphone, lui, elle l'aurait déjà appelé.

Quand il fait soleil et que la marée n'est pas trop basse, elle va se baigner à Boulgueff. Elle descend la route en vélo et la remonte à pied en poussant son engin. L'eau est froide et il faut s'allonger sur les galets, mais l'endroit est très beau. Son père lui a dit que sa mère adorait cette plage, qu'elle y venait même l'hiver.

Il y a beaucoup de familles et quelques groupes de jeunes.

Hier, deux filles l'ont saluée en repartant. Elle les avait déjà vues plusieurs fois. En temps normal, elle aurait voulu s'en faire des copines, mais elle sent qu'elle ne pourra pas assurer : les inviter à la maison est impossible, les empê­cher de passer à l'improviste aussi. Les amitiés de vacances, forcément trop courtes, vont vite, plus vite que pendant l'année. On se permet d'empiéter sur l'intimité de l'autre, comme on se permet de se rapprocher sur une plage trop peuplée. C'est ça, une amitié de vacances, les formes, la politesse et les préliminaires n'ont pas lieu d'être. Ça pourrait être dangereux pour Fadoul. Alors, Vanessa s'est contentée de répondre vaguement au salut des deux filles. Elle est passée pour une connasse, c'est certain.

 

PAULIN_Guerre_2018.jpgLa guerre est une ruse

Frédéric PAULIN

 

Editions Agullo Noir

2018

 

(Pages 338 à 340 : 1995)