11/05/2011
Pêcheurs bretons à Azefoun et Tablat (Hugues LE ROUX)
Quelle compétence peut avoir Paris dans la question de savoir si l’on peut, sans inconvénient, fermer un barrage qui arrose des potagers le long de l’Hamiz ? On prétend que le plus honnête homme du monde foudroierait sans remords un mandarin chinois à l’autre bout de la terre.
À plus forte raison, les ingénieurs parisiens se désintéressent-ils de la mort des choux et des artichauts que nous avons installés le long du torrent. Les barrages leur apparaissent naturellement comme des outils construits tout exprès pour donner aux Ponts et Chaussées l’occasion d’exercer leur science et leur surveillance. Les artichauts et les colons végètent autour de ces beaux travaux d’art comme d’insignifiants comparses.
Le Génie militaire est le coupable fondateur de ces villages d’étape qui ont causé tant de préjudices à la colonisation, J’ai visité un des types les plus complets de cette catégorie disgrâciée, Tablat, au delà du col des Deux-Bassins et de cette première lignée de montagnes qui soutient du côté du sud la plaine de la Metija.
Certes, le bordj de Tablat, avec ses trois cours, son enceinte, ses poternes, ses allures de fort, est un des lieux les plus pittoresques de la province d’Alger. Aux touristes que n’effrayent pas huit ou dix heures de diligence, dont la moitié au pas, le long de sauvages précipices, je recommande cette excursion admirable. Parfois les neiges barrent la route, interrompent les communications pour des jours. J’ai été surpris par leur chute, cet hiver, au moment où je passais le col. Sûrement, je serais demeuré en détresse, si l’on n’avait eu la prévoyance d’envoyer des cavaliers à mon secours. Mais, au printemps, les rocs les plus arides se dorent de lichens ; les petits jardins suspendus par les indigènes à flanc de montagne égayent délicieusement le paysage abrupt. La vue de la mer, du haut des crêtes, est un spectacle vraiment grandiose.
Donc il faut marquer d’une croix, sur la carte des touristes, le village de Tablat, siège d’une commune mixte, qui groupe au moins quarante mille indigènes sous les ordres d’un administrateur… Mais quelle ne dut pas être l’angoisse des pêcheurs bretons et normands que l’administration envoya, il y a quelques années, en 1875, pour coloniser ces rocs ?
On a bien lu : des pêcheurs.
On les avait fait venir pour peupler le petit port d’Azefoun, qui ne se trouva pas prêt pour les recevoir. Ils auraient pu causer des ennuis à l’Administration si on les avait laissés sur la côte, dans le voisinage des villes. On les jeta par-dessus le col des Deux-Bassins. Ils arrivèrent sur ces sommets de montagne avec leurs filets sur l’épaule...
Qu’est-il advenu d’eux ?
Il ne reste aujourd’hui que deux exemplaires de cette génération sacrifiée : l’un s’est établi cafetier, l’autre forgeron. Et Tablat, groupé autour de son bordj n’est plus qu’un village de fonctionnaires. Il est colonisé par un administrateur, ses adjoints, ses secrétaires, ses employés de bureau, un juge de paix et un suppléant, un greffier, un commis-greffier, un huissier, un interprète, un commis-interprète, un receveur des postes, quelques gendarmes, un receveur des contributions, un porteur de contraintes, un garde général des forêts, dix gardes forestiers, — (il n’y a pas de forêts à Tablat, mais il faut bien utiliser les locaux disponibles), — une maîtresse d’école, un garde des eaux, un garde champêtre, un cafetier, un forgeron, une épicerie mozabite et un juif représentant des gros juifs d’Alger, qui fait de l’usure avec les indigènes...
Tout l’univers, dit-on, peut se refléter dans une goutte d’eau. Est-ce que Tablat serait le désolant symbole de la colonisation officielle en Algérie ?
Titre : Je deviens Colon. Mœurs algériennes
Auteur : Le Roux, Hugues (1860-1925)
Éditeur : C. Lévy (Paris)
Date d’édition : 1895
Pages 298-300
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