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12/06/2013

Boualem dans La Traversée (Mouloud MAMMERI)

 … les temps heureux n'étaient plus. Ils allaient revenir, Dieu ne pouvait pas abandonner les siens. Un jour son règne viendrait. En attendant Boualem vivait avec la haine sanglante du siècle, étalée sur toute la surface de son âme comme une banquise.

Il s'adonnait à la vertu férocement. Il la voulait implacable, goulue jusqu'au sang, celui des autres, mais aussi, s'il le fallait, le sien. Il haïssait la vie, parce que c'est dans ses gésines que les désirs fermentent et se ramifient. L'idéal de Boualem c'était un grand désert calciné. Mais il ne voulait pas être vertueux tout seul. Boualem voulait bien mourir, mais dans la mort des autres, tous les autres : les hommes, les chiens, le printemps, les cailloux du chemin. Il avait la mort militante : les Japonais se tuent pour ne pas cesser d'être comme il faut. Boualem ne se l'était jamais clairement dit, mais ce que tout au fond de lui-même il désirait, c'était la fin du monde, cet énorme lapsus dans la pureté glacée du néant. Avec la psalmodie du Koran et les leçons du maître c'était la seule volupté qu'il ne se refusât pas encore.

C'est pourquoi il haïra Amalia dès le premier regard qu'il jettera sur elle au journal. Elle était belle. Elle était Nazaréenne, de ces insensés qui donnent à Dieu des associés. Elle était Française, elle était libre, elle se mouvait avec plus d'aisance que lui dans son propre pays. Elle était le condensé de tout ce qui peuplait ses cauchemars.

Car le principal grief de Boualem contre le monde c'était sa beauté. Le maître ne venait-il pas de dire que de tous les pièges du Malin c'était le plus insidieux ? Boualem était marié. Il ne s'était jamais posé beaucoup de questions, jusqu'au jour où il était arrivé à Alger. Là, les jambes nues des filles, leurs seins dressés, leurs rires... Au début il allait droit devant lui le regard fiché à terre, le sang en feu (il aimait croire que c'était le feu de l'indignation). Puis, un soir, au cours du Go, un disciple brusquement s'était élevé contre ces tentations offertes aux désirs des croyants et pourtant refusées. A la véhémence de l'accent ils reconnurent la profondeur du mal, le même qui taraudait leurs nuits et ils ressentirent un immense soulagement. Chacun d'eux jusque-là s'était cru seul voué à la perdition !

Etre plusieurs les emplit d'un zèle furieux. Ensemble ils cherchèrent un moyen de gommer du paysage cette insulte à Dieu qu'était la beauté des filles. Ils songèrent aux lames de rasoir au bout de cannes d'olivier, au voile noir du haut de la tête jusqu'aux pieds, à un-service spécial de police, à un code de fer. Ils se résignèrent finalement au badigeon de peinture noire sur les jambes. Le répit fut bref et le remède illusoire. Les badigeonneurs finirent par prendre un plaisir pervers à promener le pinceau sur les peaux lisses. Noires, les jambes des filles n'étaient pas moins belles ; le goudron, loin d'annihiler le désir, l'exaspérait.

Les frères étaient désemparés. Ni à l'école koranique ni plus tard, dans les universités moyen-orientales qu'ils avaient fréquentées, la beauté ne faisait l'objet du moindre cours. Quand un monde perverti l'avait jetée à la face de Boualem dans les rues d’Alger, il était trop tard : dans son cœur, dans son esprit, la moelle de ses os, les barrières étaient dressées, roides comme un décret de Dieu.

 ...

 

Mammeri_traversée_couv1.jpgMouloud MAMMERI

La Traversée

 

1ère Édition : Plon

Paris ; 1982

 

 

Commentaires

merci

Écrit par : Aissat ml | 26/12/2014

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