20/11/2010
Traversée de l’Oued Aïssi (Maurice TACONET)
Nous égrenons à nouveau notre chapelet de kilomètres ; tout à coup, à un tournant du chemin, nous découvrons roulant dans la vallée le fameux oued Sebaou, le grand fleuve kabyle, et au delà, comme un nid d’aigle à mille mètres d’altitude, Fort-National dominant une foule de crêtes et de collines aux innombrables teintes de verdure. La vue est superbe ; voici vraiment la Kabylie dont on nous a tant parlé. Il nous faut près de trois heures pour parvenir au terme de notre journée, et nous avons à passer l’Aïssi à gué (1). Le gouvernement a bien fait jeter deux beaux ponts sur le large lit de la rivière asséchée ou à peu près en été, mais extrêmement torrentueuse au printemps lors de la fonte des neiges ; malheureusement il avait compté sans la violence du courant qui a détruit la digue reliant ces deux ponts au centre, de telle sorte que le plus sûr moyen de traverser les deux kilomètres de l’oued Aïssi est encore de se servir du gué primitif.
En descendant la berge, notre voiture est tout à coup assaillie par une horde de trente à quarante Kabyles. Au premier abord nous nous demandons presque si nous allons avoir à faire le coup de feu ? Quelle page dans nos annales de voyage ! mais voici que tout simplement, nos adversaires se jettent les uns à la tête des chevaux qu’ils font entrer dans le torrent, les autres sur la voiture qu’ils poussent en la maintenant sur le gué. L’eau monte par-dessus le marchepied et l’on peut s’imaginer être en bateau. Nos indigènes poussent des cris perçants, barbotent dans la rivière en nous éclaboussant et retroussant gaillardement leur unique vêtement serré à la taille sans aucun égard pour les règles de la décence la plus élémentaire. Il n’y a pas de dames, mais s’il y en avait j’aime à croire... qu’elles ne regarderaient pas. Après avoir ainsi traversé cinq ou six bras ou courants principaux et par-ci par-là de larges espaces de gravier asséché nous touchons enfin à l’autre bord, heureux d’y arriver sans encombre, car la veille à ce qu’il paraît le courant était si violent qu’il avait été impossible de passer. C’est même là la raison qui avait déterminé l’inspecteur des Messageries à nous accompagner ; il craignait que la pluie de la nuit et de la matinée n’eussent rendu le passage impraticable ou fort dangereux.
La vallée est très belle. Sur notre gauche s’élèvent de hautes collines qui séparent l’oued Sebaou de la mer; sur notre droite, les contreforts du Djurdjura que les nuages nous cachent en partie et sur l’un desquels se dresse Fort-National à 916 mètres d’altitude. Nos Kabyles nous quittent et, sur l’autre berge, nous en trouvons une bande qui nous regarde paisiblement passer. Ces deux postes sont commandés de service par le bureau arabe afin de remplir quotidiennement l’office de guides auprès des troupes et des voyageurs. C’est là une corvée que chaque tribu doit accomplir à son tour ; elle est responsable de la sécurité publique et est tenue d’empêcher le passage de la rivière dès qu’il y a danger.
Notre voiture remonte les premières pentes de la montagne et doit parcourir 17 kilomètres de la sorte avant d’arriver au sommet. À partir de ce moment, à mesure que nous nous élevons, nous jouissons d’un spectacle de plus en plus admirable. La vue s’étend au loin sur plusieurs vallées verdoyantes, entre autres celles du Sebaou, du Borni, de l’oued Aïssi. Nous sommes au coeur de la grande Kabylie dont les milliers de villages garnissent les flancs et les nombreux pitons. C’est un inextricable enchevêtrement de collines.
On a comparé la Kabylie à une petite Suisse charmante de fraîcheur et de verdure.
…
(1)L’oued Aïssi se jette dans le Sebaou tout près de cet endroit; il descend des crêtes les plus élevées de la grande Kabylie.
Souvenirs d’Algérie
Mai 1885
Chap5
En Kabylie
P67-69
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