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24/04/2009

LE VENT DE LA TOUSSAINT (Pierre FYOT)

Pendant toute cette période d'initiation à la vie kabyle, il ne s'est guère passé de jours sans que Marc n'ait eu l'occasion de rencontrer Hamrane. Peu à peu la réserve apparente de l'instituteur a fondu, révélant la noblesse et la générosité de son caractère. L'amitié quasi-fraternelle qui les unit désormais est certainement le plus précieux réconfort du médecin dans le dur isolement où il est plongé.
Parfois, le surprenant au milieu de sa classe, il entre sur la pointe des pieds et s'assied sans bruit au fond. Il écoute et rêve...
Nos ancêtres les Gaulois... La preuve par neuf... « Le Corbeau et le Renard »...
L'école finie, Hamrane le prend familièrement par l'épaule et l'entraîne chez lui. Tout en mangeant avec appétit l'inévitable couscous arrosé de petit lait, ils poursuivent une de leurs interminables discussions.
Marc raconte ses difficultés, ses luttes perpétuelles contre les superstitions tenaces, les usages rétrogrades. L'instituteur se moque avec indulgence de sa fougue, de ses impatiences de « Roumi ».
— Jusqu'à présent, les Kabyles étaient beaucoup plus habitués à la « Fatiha » et aux amulettes qu'à tes remèdes. Comment veux-tu qu'ils les rejettent du jour au lendemain ?
Patiemment, il lui enseigne les grandes leçons de la montagne : sérénité, renoncement, abandon à la volonté Dieu.
Son logement exigu attenant à .l'école est sans confort et d'une propreté douteuse. Il y vit « à la Kabyle » en compagnie de sa femme et de sa fille. La cuisine est faite sur un « kanoun » creusé dans le carrelage. Tout le monde couche par terre sur des matelas.
Durant le repas, l'épouse sert silencieusement, les yeux baissés, puis disparaît dès qu'elle a fini.
Et, à travers son ami, Marc découvre peu à peu un autre visage de la Kabylie : celui du conflit entre le passé immuable et l'évolution de demain. Toute sa personne, toute sa vie symbolisent cette lutte, ce déchirement nécessaire. Le contraste est criant. D'un côté, le maître d'école, vêtu à l'Européenne, s'exprimant avec aisance, visiblement pétri de culture occidentale. De l’autre, le Berbère prisonnier de coutumes ancestrales qui l'enveloppent et le paralysent comme les mailles d'un filet.
— C'est mon drame, explique Hamrane. Je suis né ici. Mon père, un fellah pauvre parmi les plus pauvres, s'était mis en tête de faire de moi un instituteur. Il a durement trimé pour chaque parcelle de ce savoir que j'ai acquis. Et il est mort avant même d'avoir eu la suprême satisfaction de me voir nommé ici quand j'ai obtenu mon diplôme.
Et pourtant ce jour-là, ma joie et ma fierté furent grandes. Le monde m'appartenait. J'allais pouvoir aider mes frères de race à sortir de leur obscurantisme. Mon père ne se serait pas sacrifié en vain.
— Saint Georges terrassant le dragon ! a murmuré un peu ironiquement Marc.
— Si tu veux. Mais, hélas, ici, on n'échappe pas à son milieu et je dus bientôt déchanter. D'abord, j'ai eu à subvenir à l'entretien de toute ma famille — famille Kabyle, s'entend — avec sa kyrielle d'oncles, tantes, neveux et pièces C'est la coutume et depuis le temps que je suis en poste tout ce que je gagne passe à les nourrir.
Ensuite, je me suis marié. Tu as vu ma femme ? Oh ! certes, c'est une épouse dévouée et une bonne mère... à la mode du pays. Bornée, bourrée de préjugés, de tabous. Comme ses semblables, elle repousse tout changement et s'accroche farouchement à ses habitudes. Non par bêtise, mais ignorance. Parce qu'elle redoute instinctivement ce qui est susceptible de bouleverser son misérable univers. Comment en serait-il autrement d'ailleurs, puisqu'il n'y a pas d'écoles de filles. Quoi qu'il en soit, elle est bien différente de la compagne évoluée, capable de me seconder dans ma tâche, dont jeune étudiant à l'Ecole Normale, j'avais parfois osé rêver ».
— Pourquoi l'as-tu épousée, alors ?
— On ne choisit pas en Kabylie. On vous marie «becif» sans consulter les intéressés. C'est une décision de famille, voire de « çof ». Certainement pas une affaire de sentiments ou de convenances personnelles !
— Et à Taguemount, comment les choses se sont passées ?
— Pire encore ! La montagne a accouché d'une souris. Tout ce que j'ai entrepris pour lutter contre l’immobilisme s'est heurté à l'intransigeance des anciens, partisans aveugles de la Tradition. Dans le djebel, « le jeune homme se tait devant le vieillard ». Pour l'avoir oublié, je fus un temps exclu de la Djemaa et réduit au silence.
Hamrane s'est arrêté, remâchant son amertume. Puis il conclut :
— Voilà toute mon histoire. Il y a longtemps que je me suis résigné à n'être qu'un pauvre instituteur kabyle. Je m'efforce, au moins, d'en être un bon, c'est déjà beaucoup.
— Et moi, dans tout ça, qu'est-ce que je deviens ?
— C'est vrai, il y a toi, venu de l'autre côté de la mer. Avec ta sacoche médicale, ton enthousiasme, ton obstination. D'une certaine façon, tu as réussi à faire bouger les gens, à les remuer. Peut-être, à nous deux, parviendrons-nous finalement à secouer cette poussière séculaire !

FYOT-Pierre_Le-vent-de-la-Toussaint.jpgPierre FYOT

LE VENT DE LA TOUSSAINT

Chapitre VII

Nouvelles Éditions Latines

Paris 1982 (1ère édition en 1967)

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