07/02/2012
Les sauvages (Sabri LOUATAH)
Chapitre 7.
Quartier de Montreynaud, 16 heures
Quelques instants plus tard, dans la voiture de tonton Bouzid, Krim envoya un texto à Gros Momo pour qu’il se renseigne sur le MDMA. Et puis il s’aperçut en attendant la réponse qu’il était en train de perdre ses superpouvoirs. Des visages dont il ne se souvenait plus, des voix qu’il confondait, bientôt, sans doute, les fausses notes allaient lui échapper, et il pourrait même se mettre, à moyen terme, à aimer la musique nasillarde de ce Cheb quelque chose qui faisait crépiter l’autoradio de tonton Bouzid. Celui-ci baissa le son et enclencha l’allume-cigare.
- Bon Krim, j’ai promis à ta mère qu’on allait avoir une petite discussion. Tu as dix-sept ans. C’est quand ton anniversaire ?
- C’était hier.
- Bon. Depuis hier tu as dix-huit ans, alors écoute-moi bien… Krim savait parfaitement de quoi il s’agissait. Il se mit en pilote automatique et entreprit d’acquiescer toutes les quinze secondes.
Pendant qu’il s’entendait reprocher d’avoir démissionné de McDo après deux jours, d’avoir souffleté sa cheftaine à chignon et de tuer sa mère à petit feu, Krim se délecta de la conduite souple de son oncle, qui lui rappelait celle de son père et ces soirs où, parce que tout le monde était de bonne humeur, il était autorisé à monter devant et à savourer les moindres aspérités qu’offrait la route éclairée par la pleine lune. Krim retrouvait ces émotions sur GTAIV : il ne faisait aucune partie, se tenait à l’écart des missions, des gendarmes et des voleurs, se contentait de rouler sans fin dans ces tentaculaires villes virtuelles où le monde s’arrêtait comme au bon vieux temps où la terre était plate, aux limites d’un océan abstrait au-delà duquel il était inconcevable de s’aventurer.
Le tonton Bouzid, comme son père et comme lui au volant d’une voiture de pixels, prenait des virages amples et généreux. Chez le tonton c’était certainement par déformation professionnelle : chauffeur à la STAS, il conduisait le redoutable 9 qui reliait le quartier sensible de Montreynaud au centre-ville. L’habitude des anticipations larges et d’un volant trois fois plus gros se ressentait dans sa façon de tourner en oubliant les lignes. Certains de ces virages faisaient frissonner Krim de bien-être. Il se sentait beau, digne et important à côté de ces hommes qui menaient si bien leur véhicule qu’on s’abandonnait à rêver qu’il finirait fatalement, un jour, par en aller de même avec leurs vies. Mais ça ne se passait pas comme ça dans la réalité. Dans la réalité le tonton Bouzid commençait à s’échauffer. Il regardait de plus en plus le rétroviseur et de moins en moins Krim :
— … et puis à un moment donné faut avoir un peu d’honneur, le néf, tfam’et ? Moi aussi j’ai fait des conneries quand j’étais jeune, tu crois quoi ? que t’es le seul ? on est tous passés par là. Mais voilà, faut grandir à un moment donné. Et puis faut arrêter de traîner avec tes petits weshwesh là. Les gens ils disent : Sarkozy, le karcher… Mais la vérité il a raison ! Toutes les petites racailles moi aussi je te les extermine au karcher. Je les vois toute la journée moi, les petits wesh-wesh, j’aime autant te dire que si y en a un qui allume une clope ou qui emmerde une petite vieille il va trouver à qui parler. Non mais tu crois quoi, que c’est les loubards qui vont faire la loi ? Bon alors maintenant tu prends tes responsabilités. Surtout avec l’élection de Chaouch. J’espère que t’as ta carte hein ? T’as dix-huit ans, ça y est hein, tu peux voter. Non, à un moment donné faut… Krim reçut un texto au moment où la voiture quittait la voie express et s’engageait dans la route en lacets qui escaladait la colline de Montreynaud. Il le consulta en cachant l’écran phosphorescent avec son autre main.
Reçu : Aujourd’hui à 16:02.
De : N
J-1, j’espère que t’es prêt.
Krim se rembrunit. Ces derniers mois Nazir lui avait envoyé une moyenne de dix textos par jour, qui allaient de « Ça boume ? » à des maximes philosophiques comme « C’est l’espoir qui rend les gens malheureux ». Krim avait appris à penser par lui-même depuis qu’il s’était rapproché de son grand cousin à qui il devait probablement d’être encore de ce monde. Mouloud Benbaraka ne lui aurait peut-être que crevé les yeux ou coupé les couilles. La rumeur disait qu’il avait immolé par le feu un type qui avait manqué de respect à sa vieille mère… Nazir avait pu parlementer avec lui et sauver la peau de son petit cousin parce que Nazir était de la même trempe que Mouloud Benbaraka : sans illusions. Il voyait les choses comme elles étaient au lieu de se raconter des histoires : les textos qu’il avait envoyés à Krim en étaient le témoignage et Krim les avait soigneusement archivés, malgré l’interdiction formelle et insistante de Nazir. Il était même allé jusqu’à recopier les plus importants sur une feuille de papier pliée en trois, qui ne quittait plus jamais la poche de son jogging.
À ce texto-ci Krim répondit simplement qu’il allait bien, qu’il se sentait prêt, et puis la voiture s’immobilisa à un feu rouge et fit face à un portrait de Chaouch qui regardait Krim droit dans les yeux. Krim détourna le regard et ajouta à son message un « c koi le MDMA ? » qu’il imputa à l’influence du shit et auquel Nazir répondit de façon bizarrement sèche :
Reçu : Aujourd’hui à 16:09.
De : N
T’occupe. Et au fait, pas de drogues aujourd’hui.
Les sauvages
Flammarion –Versilio
2012
07:51 | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook
Les commentaires sont fermés.