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20/12/2010

Les flocons du bonheur (Rachid OULEBSIR)

 

Les flocons du bonheur

 

La neige tombe drue. Les oliviers ploient sous les gros flocons (Ametchim). Des aiguilles de glace (Izevlaj) pendent des rebords des tuiles, des congères s’amoncellent aux détours des chemins. « C’est de l’or qui nous tombe du ciel » affirme, heureux, Aïssa l’oléiculteur, la mémoire marquée par les affres et les désespérances d’une décennie de sécheresse. Les enfants, mal habillés mais contents, jouent dans la poudreuse chantant « Yekat itezi ». Ils sont à leur quatrième bonhomme de neige. Ils se battent encore à coups de grosses boules blanches triturées douloureusement par leurs menottes gelées. Les paysans accueillent ce déchaînement de la nature, paradoxalement, comme une bénédiction, un véritable cadeau du ciel.

 

Olivier sous la neige_ph-Agoumatine.jpg

 

La cueillette des olives est interrompue. Ce jeudi, jour de l’an 2004, dans le calendrier universel, les hommes sont dans les cafés à discuter des rendements de l’olive. Ceux qui ont un peu d’argent, des retraités de l’émigration en général, descendent dans la vallée faire le marché à Tazmalt, «la mère des cités ». Le livreur de gaz ne peut pas monter dans les villages des At-mélikèche blottis dans les contreforts du Djurdjura. La route est impraticable. Certains étourdis en panne de fourrage partent hardiment à la recherche de quelque branche brisée par le poids de la neige pour l’offrir à leurs chèvres au ventre creux. On se chauffe de nouveau au bois. Les stocks des bûcherons sont sollicités. Les fagotiers s’aventurent dans les maquis montagneux alors que le manteau blanc de dame nature recouvre les sillons d’argile éclatés et les toitures rougeâtres d’un burnous de roi. Les frênes (Aslen) et les figuiers (Ti-noqline) effeuillés par la main insensible de l’automne tremblent de froid. Issemadhen-Iberkanen, les vingt dernières journées de l’an amazigh, classées sombres et froides, sont comprises entre Tafoukt, la nuit du solstice d’hiver, et Imensi-n’Yennayer, la veillée du 12 janvier, la porte nocturne de la nouvelle année.

 

Les mauvaises conditions atmosphériques obligent les familles paysannes à s’occuper de la maison, des tâches ménagères pour les femmes et du ravitaillement général pour les hommes. Le froid a imposé ses règles aux villageois. Les burnous et les kachabias alourdissent les silhouettes difformes des paysans. Les godillots ont remplacé les mocassins. Certains fellahs nostalgiques, ressortent Ar-kasen, les escafignons des ancêtres, grossières chaussures en peau de bœuf montantes jusqu’au mollet, parfois prolongées par des guêtres (Travaq). Les femmes portent des houppelandes (Tihouyak), des pagnes de grosse laine (Fou-ta), et se chaussent de bottines de caoutchouc. Elles exploitent le répit offert par l’enneigement des oliveraies pour faire les grandes lessives et nettoyer les maisons quelque peu négligées. Les plus vieilles d’entre elles ont encore la maîtrise des recettes d’hygiène et de médecine traditionnelle. Elles préparent des shampooings à base d’amadagh, la cendre de lentisque. De la neige fondue est versée bouillante sur une passoire contenant un fond de cendres brûlantes. Taqetart, la décoction obtenue, sera conservée durant des semaines. Son pouvoir moussant et anti-pelliculaire est relevé par l’association de Tounwats, l’écorce de pin et de brindilles d’Amezir, le romarin.

 

À la faveur d’une éclaircie, les hommes réparent les toitures qui n’ont pas tenu sous le poids de la neige. On vérifie également l’état des jarres et des amphores. Certaines familles ont déjà sorti de grosses quantités d’olives vers les moulins. Elles attendent fébrilement Izid, la trituration, et la récupération de la nouvelle huile qu’elles feront, par devoir et avec une fierté certaine, goûter aux voisines. Ach-vayli, la grosse jarre solidement calée au mur, Tabetit, le tonnelet de bois, Tachevrit, la gargoulette d’argile et les nombreux barils, cruches et cruchons, sont décrassés et nettoyés, leurs fissures colmatées à la cire, prêts à recevoir la sève miraculeuse mordorée de la perte noire.

 

Le soleil brille. La vapeur d’eau monte du feuillage des oliviers. Les paysans ragaillardis reprennent la cueillette ce dimanche. Ils se dirigent vers les oliveraies. Les enfants animent les ruelles du village, jouant encore dans la poudreuse. Les commerçants ont baissé leurs rideaux, préférant cueillir leurs olives. Que la montagne est belle ! Le mauvais temps reviendra sûrement, autant profiter de ces rares journées ensoleillées.

 

 

OULEBSIR Rachid_L'olivier en Kabylie.jpgRachid OULEBSIR

 

"L'olivier en Kabylie, entre mythes et réalité"

 

 

Éditions L'Harmattan

 

2008.

 

 

Chapitre III

 

Commentaires

Bonjour à tous et bravo pour rachid pour son travail

Écrit par : merabtene karim | 20/12/2010

Quelle narration! C'est magnifique. C'était mon dernier hivers passé à Tazmalt et ma derniere Taqetart. C'etait aussi ma première rencontre avec Nadia Zouaoui qui venait visiter son village natal pour la première fois après 18 ans d'exil au Canada. Quel souvenir :)

J'aime bien les synonymes en kabyle mis entre parentheses. Tu nous aides à enrichir notre Kabyle et notre Français au meme temps.
J'ai hate de lire ton oeuvre complete. Merci Rachid.

Écrit par : Naima Oulebsir | 15/01/2012

Rachid
si j'avais un quelconque pouvoir, je t'aurai certainement décerné une médaille, une vraie médaille pas celle en toc que l'on peut se procurer auprès de certaines institutions pour services (de) rendus. A toi celle qui provient du coeur pour ce travail de mémoire pour notre culture ancestrale. Tu nous fais retrouver, pour les gens comme nous, notre enfance en kabylie, notre langue si précieuse qu'on a tendance à oublier ,en partie, faute d'usage de certains termes... En bref merci de nous faire revivre en maintenant la Mémoire Amazigh. Madjid Ainouz

Écrit par : ainouz | 15/01/2012

Félicitations et bonne continuation.

Écrit par : belaid lamara | 31/10/2012

Les commentaires sont fermés.