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09/07/2007

La mort de Belkacem AMROUCHE (Fadhma Aïth Mansour)

Il faut savoir que toute ma vie j'ai tremblé pour lui, car il était sujet à des syncopes; sans raison apparente, il lui arrivait de se trouver mal - plusieurs fois à son bureau, un jour chez le dentiste - et il me racontait la chose à son retour à la maison. Je l’attendais devant la porte, quand il était en retard. En entrant, il me disait  «On ne te changera jamais» Et j'étais si contente de le voir rentré, que je ne répondais rien.

Parfois, la nuit, lorsque je me réveillais, je rappelais si je ne l’entendais pas respirer «Amrar (1)! » Dès qu'il m'avait répondu, je me rendormais tranquille.

Même le matin quand il allait à la messe, j'étais angoissée jusqu'à son retour. À cette époque, dans le village chrétien, il n'y avait que le postier et sa femme, sa mère. Hubert et sa mère, Marie-Rose, ainsi que deux familles musulmanes qui avaient loué les maisons vides de Blanche et de Marie G'âmara. C'est dire combien l’ambiance était sinistre! Toute la nuit nous tremblions dès que nous entendions un bruit. Malgré la serrure et les verrous, nous avions peur de tout et de l’inconnu.

 

Le 3 janvier (1959), c'était un samedi. Le soir, mon mari avait achevé la lecture de son journal devant le poêle, à la lueur de la petite lampe à pétrole, car on avait abattu les poteaux électriques. Toute la journée, il avait été dehors, chez les marchands du village, chez Hubert. Au moment du couvre-feu, il était venu m'embrasser pour me dire bonsoir, et il se mit au lit en me disant  « Je vais vite m'endormir. »

Il s'était soigneusement rasé pour se rendre à la première messe, et il s'était endormi.

Au bout de deux heures, je l’entendis se lever et me dire :

-   « J'étouffe! J'étouffe! » Je lui répondis  « Sors prendre l'air sur le balcon. » Je l'entendis encore dire : « J'étouffe! »

Il alla du côté de l’escalier, aux cabinets; je l'entendis encore, puis, plus rien... Et je m'inquiétai. Je me levai en chemise et pieds nus pour savoir la raison de ce silence. Je le trouvai assis sur le siège. Je criai  - « Amrar! Amrar! »

Pas de réponse. Je le tirai par les mains et essayai de le soulever, mais il était trop lourd. Je le lâchai et courus à la fenêtre de la cuisine en appelant René Zahoual.

« René, viens vite! M. Amrouche se trouve mal, j'ai peur ! »

René fit le tour et j'allai lui ouvrir la porte de la rue. Il prit mon mari dans ses bras et le coucha dans son lit.

- « Faut-il aller chercher le docteur militaire? »

Mais il avait senti que le coeur avait cessé de battre. Il appela sa mère qui me tint compagnie. Pendant la nuit je me levai plusieurs fois pour voir s'il avait froid, et je tirai sur lui les couvertures, mais il n'avait plus besoin de rien.

Au matin, je réussis à m'endormir. Le bruit s'était déjà répandu dans le village. Les Sœurs, au sortir de la messe, s’étaient arrêtées; elles avaient apporté de l'eau bénite et lui avaient passé son chapelet autour des mains. Pour moi, j’étais abrutie, je ne comprenais rien. Je vis la maison se remplir des parents du haut village : il y avait parmi eux le fils du cousin Messaoud, qui voulut s'installer chez nous.

Hubert avait chargé l'armée de télégraphier aux enfants de Paris, pour qu'ils viennent assister aux obsèques(2) , mais personne n'ayant répondu, le Père Etienne vint me dire qu'il fallait procéder à l'enterrement sans eux.

 

C'est le lundi soir que mon compagnon de soixante années me quitta pour toujours. Pendant deux jours et deux nuits, ce fut un défilé de parents qui ne voulurent pas me laisser seule, mais qui parlaient de leurs affaires personnelles. Je compris que le fils de Messaoud entendait habiter ma maison, et cela ne me convenait pas. J'allai chez Marie-Rose, la mère d'Hubert, et lui demandai asile en attendant des nouvelles de France. Elle accepta. Je fis porter chez elle un petit lit, des couvertures, je donnai aux Sœurs toutes les provisions que le Papa avait amassées en ces temps de restrictions. Je vécus chez Marie-Rose du 6 janvier au 6 février, date à laquelle je partis pour la France en compagnie de Mère Louis de Carthage. C'est elle qui ouvrit le tiroir de la commode, qui me remit les papiers de la retraite, et l'argent qu'elle y trouva. Quelques jours avant sa mort, le Papa m'avait dit : « Tu vois cet argent ? prends-en soin, c’est ta réserve pour le cas où je viendrais à te manquer. »

  1.   « Maître » ou « Vieux » ;   c'est ainsi que les femmes kabyles s'adressent à leur époux. Le mot comporte à la fois la notion d'âge et celle de respect, associées dans une société patriarcale, comme celle des Berbères. 

2.    Aucun télégramme ne parvint jamais à Paris. C'est quinze jours après que les enfants Amrouche apprirent, par recoupement, la mort de leur père.

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Faddhma Aith Mansour Amrouche 

Histoire de ma vie

1ère édition :

François Maspero 1968

Actuellement :

La Découverte/Poche

Commentaires

Bonjour je suis la femme d'un fils à un frère de René Zahoual : Gustave Hocine marié avec Rebouh Georgette d'Akbou.
Et je suis à la recherche de toutes les infos sur cette famille, j'ai entrepris de faire l'arbre généalogique de cette famille mais je me heurte à de grosses difficultés, ne connaissant pas le pays.

J'ai quelques photos mais la famille est presque toute décédée: mon mari avait un frère et 3 soeurs qui sont tous décédés très jeunes, son papa en 1980 et sa maman en mars 2006 donc je ne peux que m'appuyer sur des souvenirs, ce qui n'est pas toujours très fiable.

Écrit par : zahoual sylviane | 17/03/2008

Bonjour.
Je ne sais si je dois le divulguer. Il y a une initiative de retracer le cours, sinon l'histoire de la vie de Fadhma At Mansur. Je ne sais s'il y a des documents autre que son livre qui pourra être d'un quelconque secours pour mieux cerner le sujet. Saîd, un ami à moi, est vraiment transporté dans le livre en question.

Écrit par : Omar | 01/02/2012

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