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09/05/2014

Taos, Juive kabyle (Jibril DAHO)

 

Fête de naissance d'Adel

 

 Il s’était avéré que la vie du couple débutait sous de brillants auspices. Au printemps 1954, moins d'une année après le mariage, la naissance d’un beau bébé prénommé Adel "le juste", vint, au grand bonheur des parents, égayer leur foyer et réaliser leurs plus belles espérances.  Tant la naissance d’un garçon était considérée comme majeure en Kabylie, ils organisèrent une grandiose cérémonie qui dura plusieurs jours.

 Ali, par la voix des crieurs publics, convia toute la population d'Aït-Setah et des hameaux environnants à venir se réjouir des festivités. Après un hiver rigoureux, le printemps cette année-là était particulièrement sec. Le soir, enchantés d’une circonstance aussi rare, les contingents d’invités arrivaient en masse. Après avoir vidé les écuelles en bois débordantes de couscous garni de viande, et que les ventres fussent inhabituellement rebondis, les convives, rotant énergiquement comme le voulait la tradition pour complaire à l’hôte, se vautraient, sous un ciel sans menace, sur les tapis d’alfa posés à même l’herbe épaisse, luxuriante en pareille saison. Selon la tradition kabyle, seuls les hommes étaient en droit d’assister au gala, mais la rigueur de la tradition était sans influence sur l’attrait qu’inspirait ce genre de réjouissance. En effet, bravant l’interdit, l’obscurité et l’événement aidant, les femmes osaient de loin, chacune cachée dans une sombre retraite, contemplaient béatement le divertissement capiteux que la coutume séculaire interdisait à leur vue. Il en était de même pour les hommes pour qui le spectacle pantomime entre femmes était interdit. Dans cette parodie, les hommes étaient tournés en ridicule. C'étaient les femmes accablées par l'attitude hégémonique de leur homme, qui jouaient, d'une manière tragi-comique, le simulacre d'épouses opprimées. Dans la foulée des griefs exprimés dans cet interstice de défoulement, s’attardant sur les défauts des hommes qu’elles incriminaient, elles manifestaient les souffrances qu'elles enduraient, et clamaient publiquement l'opinion caustique qu'elles avaient d’eux. Bien évidemment, dans les patelins où tout se savait en un rien de temps, les complaintes, dans une minutie de détails, arrivaient aux oreilles des hommes concernés. Les cauteleux en riaient sans s’alléguer, mais les bienveillants, compatissant, révisaient judicieusement leur conduite.

 La fête relative à la naissance d'Adel, dont il est question dans notre récit, était animée par la troupe du maître en la matière : le virtuose Akli Oukertous El Amroussi. Sans ce maestro une fête serait fastidieuse. La troupe de tambourineurs et de trompettistes, tout de blanc vêtus, venus de Bougie et de ses alentours, s’en donnaient à cœur joie tellement les occasions d’exhiber leur talent étaient rares. Le tonnerre du roulement des tambours tendus au feu de bois et les décibels assourdissants des trompettes puissamment soufflées, parvenaient aux lits des ravins qui, en écho, les répercutaient jusqu’aux rives de l’Oued Agrioun et des cimes des monts Babors qui dominaient le paysage.

 Quand le moment "d’enjôlement" : clou du spectacle, tant attendu, était arrivé, signifié par l’aube approchant, les enfants endormis et les plus récalcitrants renvoyés, on agençait une piste de danse entre l’orchestre et le public. Au premier refrain du lied entonné par le chantre Akli Oukertous, encensant de louanges l’heureux nouveau papa, assis au premier rang, et sa "maison", on sortait d’on ne sait où, des créatures délicieusement belles et opulentes: des danseuses d’Ouled Naïl, au cachet faramineux, venues spécialement de Djelfa aux portes du Sahara. C’étaient des sensuelles filles du désert au charme ravageur et d’une vivacité folâtre. Leur visage oint d’aromates, luisait sous la clarté vacillante des lampes à carbone, et troublait l’instinct des spectateurs demeurés immobiles dans un profond silence. La danse, rythmée par la musique, exigeait un silence absolu. Exhibant un large sourire espiègle, les gazelles du désert esquissaient hiératiquement les premiers pas frémissants de volupté intense. Le déhanchement convulsif, le soulèvement frénétique du ventre et le balancement des bras nus qui faisaient tinter de gros bracelets en argent massif qui pendaient à leurs poignets, présentaient un spectacle époustouflant. Habituées à l’exercice de divertissements gracieux dans les cafés chantants des villes du sud et des hauts plateaux où, tous les soirs, elles comblaient l’exaltation des inconditionnels amateurs, les Naïliates annonçaient aux Kabyles rêvasseurs, l’ambiance d’une folle nuit sublimée par le zéphyr qui soufflait les ardeurs contagieuses. Au fur et à mesure que le spectacle s’échauffait, le corps épicurien des almées s’agitait dans des mouvements trépidants que le baladin enhardissait et que le public, souffle coupé, scrutait sous tous les angles. Elles portaient des robes à ramages bigarrés, souples et chatoyantes, aux plis phosphorescents. Des tenues qui mettaient effrontément en valeur leurs attributs sensuels. Elles étaient spécialement conçues pour la danse et frémissaient sur le galbe gracieux des danseuses. Les anneaux insérés autour des chevilles tatouées, une paire de chaque côté, tintaient à la mesure du pas de danse. Les filles du désert faisaient une parade osée avec leur tenue aguichante et leur chevelure abondante ruisselant en flot noir sur leurs épaules affriolantes.

 Ce tableau indécent pour le regard d’un Kabyle aurait été inacceptable en ce lieu et en d’autres circonstances. Seulement en ces soirées si fécondes en émotions délirantes où se fêtait la naissance d’un garçon né de parents âgés, tout ou presque était permis. Les passions se donnaient libre cours et pouvaient se lâcher dans tous leurs excès.

 Tête dodelinante emportée par l’ambiance de la fête enflammée, le public ivre de plaisir, l’âme emplie d’allégresse, écoutait, avec grande attention, le laudateur chanter à capella, et suivait des yeux palpitants les mouvements licencieux que les belles venues d’ailleurs offraient généreusement à leur regard rêveur. De temps à autre, sans doute enivrée d’exaltation dévorante et galvanisée par les mimiques du baladin émoustillé, une danseuse éperdue venait se cambrer, effleurant des pans de sa robe fluide et évasée, un spectateur passionné, langoureux et vibratile, que seule la pudeur paralysait. L’ambiance survoltée, telle une furie déchaînée, ne tombait qu’à la fraîcheur du petit matin, quand, à la grande déception des convives avides de divertissements voluptueux, les tambours se refroidissaient et les trompettes s’essoufflaient,

 Pendant la journée, vacant dans l’indolence à leurs occupations ordinaires, la musique continuait de résonner dans la tête distraite des noctambules. Les fantasmes, en cascades, disgraciaient les femmes kabyles qui n’affichaient que des profils austères. Avant que ces fêtards ne rejoignissent une autre nuit d’agapes et de délire, quand par manque de sommeil leurs yeux s’éteignaient et leur tête tournoyait, ils s’allongeaient sur un grabat de fougère à l’ombre de bosquets verdoyants.

 

DAHO Jibril_Taos_2014.jpgJibril DAHO

Taos ou l’extraordinaire destin d’une Juive kabyle.

 

Éditions Sefraber

Velle le Chatel (France)

 

2014

Commentaires

bravo gibril

Écrit par : lachouri | 17/05/2014

si beaux, déja dans ces extraits attendons en finir le premier, stp une suite un second quoi!!!!

Écrit par : YACINE | 19/05/2014

ou peut on trouver le livre merci

Écrit par : ait abbas | 25/05/2014

ayyuz agma !!! pourquoi ne pas mettre le roman en pdf pour celles et ceux comme moi (cause pas de ravenu) qui ne peuvent pas se le payer ????

Écrit par : houssine hadime | 05/06/2014

C'est avec un grand plaisir que j'ai dégusté ce chapitre ,Bon courage monami et merci.

Écrit par : abdennour | 17/07/2014

Judicieux et courageux. Enfin un tabou de brisé. Des romans sur des juifs, je m'en réjouis. Très beau passage, je l'ai commandé avec plaisir et bonheur. 3 commandes pour offrir à mes amis. Il était enfin temps. Merci, Monsieur Jibril pour cet apéritif. Bonne continuation.

Écrit par : sensuel | 17/07/2014

merci jibril au moin on as un apercu du roman.....c magnifique ,surtout ne t'arrete pas d'ecrire.

Écrit par : bob zekrini | 31/07/2014

merci jibril au moin on as un apercu du roman.....c magnifique ,surtout ne t'arrete pas d'ecrire.

Écrit par : bob zekrini | 31/07/2014

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