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09/02/2011

La nuit de Kahina (François LEOTARD)

 

Les images qui me restent de la vie sont des photos. Du papier sur quoi la lumière s'est posée. L'ombre aussi, sur celle-ci que j'ai devant moi. Elle laisse apparaître un peu plus claire la forme d'un visage, des yeux plissés, des cheveux mouillés. Ils collent un peu sur le front. Comme au sortir de la mer.

Le vrai personnage de cette photo c'est la pluie. On ne la voit pas. Sans doute est-elle déjà passée. Allée un peu plus loin. Sur la peau de la jeune femme elle a laissé quelques gouttes. Kahina a dû courir. S'exposer à une averse. Jouer comme une petite fille avec les caprices du temps. Mais non. Elle a été surprise. Je ne me souviens plus.

À l'époque je savais. La photo ce n'est qu'un imparfait. Cela veut dire que si l'on ne met pas une date, au verso, on ne sait plus à quel moment du temps elle a ainsi figé, pris au piège ce visage. Elle n'est pas parfaitement réelle. Elle ne correspond qu'à une période dont la durée s'est perdue. Comme la vie elle-même.

Effectivement, derrière la photo, on trouve une date. 1960. Elle avait donc dix-neuf ans. Bouche nue. Une brune avec des lèvres.

C'était d'abord ce qu'on voyait : la beauté des lèvres.

Je la connaissais depuis trois ans. Sans qu'elle m'ait vraiment accepté. Je l'avais rencontrée en 1957 en Algérie. Lorsqu'elle marchait vers moi, il y avait quelque chose qui s'épaississait entre nous, qui la faisait ralentir, hésiter. Quelque chose qui était du désespoir. Là, je vous parle de cet automne 1960. J'ai reconstitué cette période qui s'était éloignée de moi. Au moment où la photo a été prise nous étions à Paris. Je l'avais amenée au zoo de Vincennes. A vrai dire, je ne savais plus que lui proposer. La tour Eiffel, elle avait eu peur. Les grandes avenues, elle tremblait. Au Louvre, elle passait rapidement devant tous les corps des statues. Cette pierre immobile, dénudée, ces seins qui s'offraient... Non. Je sais qu'elle pensait à son fils, Krim, qu'elle avait laissé pour quelques jours à Marseille, chez Madame Immer, notre voisine. Je comprenais confusément que le corps pétrifié des statues, la nudité des hommes, leurs sexes présentés au défilé des visiteurs, la gênaient, la faisaient revenir – on pourrait dire, a contrario, comme une ancienne pudeur – vers son minuscule village, un hameau plutôt, dans les montagnes de Kabylie, du côté de Taddart Ibadissen, dans la région de Tizi Ouzou. Les lourds tissus de laine, les burnous avec leurs capuches pointues, les animaux et les humains, tout avait brûlé dans cette nuit qui avait mis fin à son enfance.

 

Sur la photo Kahina boudait. J'avais arrêté le visage dans son mouvement. Juste avant qu'elle ne se détourne. Pour s'échapper, comme elle le faisait toujours. Je connaissais mon métier : prendre au vol la vie qui fuit. Une fraction de seconde. Une ombre parfois.

À cet instant le vent semble caresser la lumière que la main renvoie. Mais on ne peut pas saisir le vent.

Les feuilles, derrière, un peu floues, sont déjà dans l'automne. La chaleur d'une écharpe souligne les lèvres de Kahina, entrouvertes, mouillées, à peine posées sur la laine.

Je voulais donner l'impression du vent. Ce qu'il porte en lui d'absence et de vide. La main de Kahina est si belle qu'elle pourrait se mettre à fléchir comme celle d'une danseuse.

Comme une feuille, justement. On est dans le bois de Vincennes. E vient de pleuvoir.

La jeune femme n'aime pas ce moment. On devine qu'elle pourrait sourire mais elle ne le fait pas, ne le veut pas. Ses cheveux retombent au long des joues mais ce sont ses lèvres que la lumière éclaire.

J'ai oublié de parler de sa peau. De l'arbre aussi. On voit les failles, les fissures, le travail du temps, du froid et de la pluie sur l'écorce. Le visage de Kahina légèrement penché, contre le tronc. Sans doute vient-elle de dire un mot, un début de phrase. Le mot correspond à l'écorce. Il est comme une cicatrice. C'est un mot dont je ne me souviens plus. Et pourtant c'est à moi qu'elle vient de parler. Il y a du silence dans cette photo. Il vibre un peu comme une impatience. Il vient de se passer quelque chose. Une phrase sans doute... Un reproche...

 

 

LEOTARD François_La nuit de Kahina_2010.jpgFrançois LÉOTARD

La nuit de Kahina

 

Éditons Grasset

2010

 

Pages 11 à 14

 

Commentaires

le dernier ouvrage de Abdenour Si Hadj Mohand "Mémoires d'un enfant de la guerre" vient de paraitre aux éditions l'harmattan.
en grso vous trouverez en plus des témoignages authentiques des photos inédites,des réponses à vos questionnements sur:
- les harkis
-les fils de harkis
- la repentance
- les excuses de la France?
- le temoignage de Michel Rocard mais aussi le point de vue de Sarkozy sur les guerre d'Algerie et les ha

Écrit par : si hadj mohand | 10/02/2011

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