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16/12/2009

Lucerne (Léon Tolstoï) fin

 

Le 7 juillet 1857, à Lucerne, devant le Schweitzerhoff, habité par les gens les plus riches du monde, un pauvre chanteur ambulant a chanté pendant une demi-heure en jouant sur sa guitare. Une centaine de personnes l’ont écouté. Par trois fois, le chanteur pria qu’on lui donnât quelque chose. Mais nul ne mit la main à la poche et nombreux furent ceux qui le tournèrent en dérision.

 

Ce n’est pas une imagination, c’est un fait que chacun peut trouver dans les journaux de l’époque. On peut même y trouver les noms des étrangers qui, le 7 juillet, habitaient l’hôtel. Et voilà l’événement que les historiens de notre époque doivent inscrire en lettres de feu. Ce fait est plus important et comporte plus de sens que les événements enregistrés quotidiennement dans les journaux et la chronique.

Que les Anglais aient tué mille Chinois parce que ceux-ci n’achètent pas argent comptant leur marchandise, que les Français aient tué mille Kabyles pour que le blé pousse bien en Afrique du Nord et qu’il est bon d’entretenir l’esprit militaire, que l’ambassadeur de Turquie à Naples ne puisse pas être Juif, que l’empereur Napoléon III se promène à Plombières et assure à son peuple, par la presse, qu’il ne gouverne que par la volonté nationale, tout cela ne sont que des mots qui cachent ou dévoilent des choses connues. Mais l’événement du 7 juillet à Lucerne, me semble nouveau, étrange et en rapport non avec l’éternelle précision de l’évolution sociale. Ce fait n’est pas destiné à l’histoire des actes humains, mais à l’histoire du progrès et de la civilisation.

Pourquoi ce fait inhumain, impossible en n’importe quel village d’Allemagne, de France ou d’Italie, était-il possible ici où la civilisation, la liberté et l’égalité arrivent à leur point culminant et où s’assemblent les touristes les plus cultivés des nations les plus civilisées.

Pourquoi ces hommes cultivés, humanitaires, capables d’honnêtes sentiments n’ont-ils pas réuni un mouvement de coeur quand il s’agit d’un acte de bonté individuelle ?

Pourquoi les mêmes qui, confinés dans leurs palais, dans leurs meetings, dans leurs clubs s’occupent-ils chaleureusement de l’état des célibataires chinois, du développement du christianisme africain, de la fondation des sociétés favorisant le mieux-être de l’humanité, et pourquoi ne trouvent-ils pas en leur âme ce sentiment si simple et primitif qui rapproche l’homme de l’homme ?

Lequel des deux est donc l’homme et lequel est le barbare ? Est-ce le lord, qui voyant l’habit usagé du chanteur, quitta la table avec colère sans lui donner pour son travail la millionième partie de son revenu et qui, assis dans sa chambre, resplendissante et calme, juge les affaires de Chine et justifie les meurtres qui s’y commettent, ou le petit chanteur qui, un franc en poche, sans avoir jamais fait de mal à personne, risque la prison et court par monts et par vaux pour consoler avec son chant et qui, humilié, fatigué, affamé, est maintenant allé dormir sur une paille malpropre.

C’est à ce moment que, dans le silence de la ville, j’entendis le son de la guitare du petit homme.

Une voix en moi me disait : Tu n’as pas le droit de la plaindre ni de t’indigner contre la richesse du lord. Qui donc a pesé le bonheur intérieur de chacun des êtres ? Il est assis là-bas sur un seuil quelconque et, regardant le ciel lunaire, il chante joyeusement dans la nuit douce et parfumée. Nul reproche, nulle colère, nul remords n’ont de place en son âme. Mais que se passe-t-il, en revanche, dans l’âme des hommes qui se cachent derrière ces murs lourds et épais ? Qui sait s’ils ont en eux autant d’insouciance et de joie de vivre et de concordance avec l’univers qu’il n’y a dans l’âme de ce petit homme ? La sagesse est infinie de Celui qui a permis et ordonné l’existence de toutes ces contradictions. À toi seul, humble ver de terre, à toi seul qui, dans ta témérité, ose vouloir pénétrer Ses lois et Ses intentions, à toi seul elles semblent contradictoires. Dans Sa mansuétude infinie, Il regarde de Ses sereines hauteurs, et Se délecte de cette harmonie où vous vous agitez en sens opposés et où vous croyez voir des contradictions. Ton orgueil fut cause que tu voulus te soustraire à la loi commune. Non, toi-même avec ta petite et banale indignation contre les valets, toi aussi tu as répondu aux besoins de l’harmonie éternelle et infinie...

 

 Léon Tolstoï

Lucerne (Nouvelle)

 

1ère publication en 1857

 

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Photo actuelle de l'Hôtel Schweizerhof à Lucerne en Suisse

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