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16/05/2012

Les Porteurs d’orage (Bénamar MEDIENE) 1

On s'est régalés, surtout lui, l'ogre qui une fois la panse pleine, n'a pas manqué de perfidie en sous-entendant que cette hrira* avait quand même un drôle ou un arrière goût de... Nous l'avons élu à l'unanimité à débarrasser et à laver la vaisselle.

Chérifa était, aujourd'hui à travers son récit, les deux corps, les deux âmes, les deux vies et les deux passés de ce couple d'amants indissociables.

La voix faible, les mains tremblantes, la vue troublée, les souvenirs en lambeaux et l'idéal secrètement tenu au plus loin de sa mémoire, le vieux maquisard nous donnait l'impression qu'il n'avait pas dormi depuis des lustres et qu'il avait envie de se coucher dans un rêve d'odeur d'armoise, de verveine et de thym, dans un rêve de jeune homme. Son idéal restait secrètement enfoui dans l'encoignure de sa maison de marié, sa maison toujours hantée par les voix des camarades ensevelis ; dans l'encoignure où est pliée sur une meïda** la grosse couverture de laine tissée au métier par une main patiente et sûre et qui attend l'amical visiteur venu pour des accolades, un verre de thé parfumé d'un brin d'absinthe et pour dormir s'il est fatigué. Restez ! Restez ! nous proposait Chérifa, je vous ferai du berkoukess*** à la viande séchée et au piment rouge. Nous repartons avec dans la bouche le goût du café et de la galette miellée... Et l'idéal en déroute. Et l'âme chavirée. Kateb manifestait sa tristesse dans le silence. Il était en dedans de lui et retrouvait Tahar, son camarade d'un voyage au pays de l'utopie et de son rapt par les mâchoires de la machine à concasser hommes, pensées, création. Il explosa : « La révolte est un luxe de petit bourgeois enrubanné, cabotin et puéril. La révolte est caractérielle ; c'est une maladie nerveuse et comme la grossesse du même nom elle n'enfante qu'un ouf sorti de la bouche ou un pet sorti du cul ! Elle soulage un instant comme se gratter soulage la dermatose et laisse croire que cet instant est éternel et répandu sur toute l'humanité. La Révolution, mon vieux, seule la Révolution en osmose avec l'Amour peut épargner à l'homme d'être un grabataire du corps ou de l'esprit. À condition de pas croire que la révolution s'achève avec un plan quadriennal ou une coopérative paysanne ; à condition que celui ou ceux qui la dirigent ne croient qu'hors d'eux la révolution n'a point de salut ! L'imposture et les catastrophes qui vont avec sont là, quand un chef se croit être la métonymie de son peuple, de son État, du monde ou encore la figure incarnée de toutes les révolutions... ou de Dieu ! La Révolution est par définition, comme l'homme, toujours inachevée, donc perpétuelle comme l'est le mouvement des astres irréductible à la planification même quand elle est scientifique et socialiste. »

 

Je me dis, revoyant le vieillard à la chéchia bariolée, perclus de douleur et le regard affrontant une nuit d'agonie sans fin, je me dis saluant des cils cet homme en qui l'espoir ne s'achève jamais : il n'y a de visionnaires que les poètes. Seuls, eux, ont des souvenirs anticipés. Affleure au bout des lèvres cette strophe d'un poème écrit en 1960 par Yacine :

 

Partout déferle

Et se révèle

L'armée inespérée

Des paysans sans terre

Et le vieillard sort de ses ruines

Pour offrir son dernier mouton.

 

Ces femmes et ces hommes se sont habillés de l'Indépendance comme d'un burnous qui leur cache les mains et le visage. Le vêtement vieilli s'est usé et a pris les couleurs d'une terre asséchée par tous les vents et qui ne nourrit plus les moutons qui donneront la laine pour de nouveaux burnous. Alors ils s'engoncent dans leur souvenir, cachent leur tête dans la capuche pour ne pas entendre et sentir les rôts gras de ceux qui ont passé à la broche les derniers moutons.

 

 

* hrira : potage

** meïda : table basse

*** berkoukess : coucous

 

 

MEDIENE_porteurs d'orage_couv.jpgBénamar MÉDIÈNE

Les Porteurs d’orage

 

Éditions Aden

2003

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