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25/02/2012

L’an mil aux At-Yenni (Ramón BASAGANA) 1

Extrait du « Roman de l’an mil ».

 

Cette fiction, à la fois historique et fantastique, raconte l’histoire de deux enfants juifs (Alcym et Rébecca) dont le père, Samuel de Tolède, médecin personnel du calife de Cordoue, a été assassiné en Gaule.

 

L’épisode ci-après se déroule aux At-Yenni (Béni-Yenni) en l’an 990.

 

 

13.

Le sentier montait en zigzaguant, bosselé, tassé par les sabots des ânes. Emmitouflés dans leurs burnous, couverts de boue, les trois cavaliers avançaient prudemment, par crainte de partir en glissade. Le mari de Ouardia avait fini par accepter – à contre-cœur –  l’idée qu’un autre homme que lui puisse toucher l’intimité de sa femme. A vrai dire, il n’avait pas eu le choix : tous ses frères travaillaient chez Mohand et lui-même dépendait financièrement de son beau-père. La sentence du marin était tombée comme un couperet : « Si Ouardia meurt, il n’y aura plus aucun lien entre ta famille et la mienne ».

La pluie fine qui les avait escortés une partie de la nuit venait à peine de s’arrêter. Un couple de chacals traversa le sentier, effarouchant la jument, qui s’ébroua. Alcym lui tapota l’encolure avec une sorte de tendresse respectueuse : « Tu es la plus belle jument du monde ! » 

 Il n’avait jamais tenu les rênes d’une monture aussi légère, aussi élégante et rapide ! Une arbalète et un carquois pendaient aux arçons de sa selle. « Ne pars jamais sans ces accessoires ! » avait insisté Saadi en les lui tendant.

Ils franchirent Tassaft-Ouguemoun –un village construit autour d’un chêne, au sommet d’une colline–   et empruntèrent la mauvaise route qui menait aux At-Yanni. Une bouffée d’air froid leur fouetta le visage. At-Larba, l’un des villages de la tribu – connu pour ses forges et ses ateliers d’armes – se dressait, puissant et austère, sur le plus haut sommet de la chaîne. Mohand lui expliqua que les habitants de ces contrées sauvages se groupaient – depuis la nuit des temps –  sur les pitons. « Pas plus les Romains, que les Carthaginois ou les Arabes, n’ont pu nous déloger ! » ajouta-t-il en parcourant du regard la kyrielle de villages, posés comme des coiffes, sur les crêtes du massif.

At-Larba frappa Alcym par la sobriété de ses constructions et la disposition des rues, concentriques autour du sommet. Un chemin bien entretenu contournait les habitations: Mohand lui expliqua qu’il permettait aux voyageurs n’ayant pas affaire dans le village d’aller leur chemin sans y entrer.

Lorsqu’ils passèrent sous l’arche de la Tajmaât *, des chiens se mirent à aboyer. Le village dormait. Mohand et Aflah descendirent de leur monture ; Alcym les imita. Le marin expliqua  que l’entrée du village était sacrée. Il récita alors à haute voix :

Sslam n-Nbi fellawen, ay iâasasen illan da !

(Que la paix du Prophète soit sur vous, ô Saints qui habitez en ces lieux !)

Ils grimpèrent par une ruelle étroite en direction du sommet, puis bifurquèrent vers la gauche. La maison d’Aflah, plongée comme toutes les autres dans le silence des fins de nuit, occupait le fond d’une impasse.

Le maître des lieux déplaça un moellon et passa la main derrière une imposte. Un bruit mât de penne en bois qui s’abaisse et la porte tourna sur ses gonds. Elle ouvrait sur une petite cour intérieure assez vaste pour abriter les trois montures. Plusieurs maisons donnaient sur cet espace clos. Habdah hennit, des serrures grincèrent, il y eut des voix de femme, une torche.

 

Ouardia gisait sur une couche à même le sol, recouverte d’une couverture en laine. Son front était pâle, trempé de sueur. Ses yeux, enfoncés dans les orbites, avaient perdu tout éclat. Complètement indifférent aux femmes qui gémissaient dans un coin, Mohand s’agenouilla près de sa fille, prit les mains exsangues et les porta à ses lèvres. De grosses larmes roulèrent sur ses moustaches. Ouardia ouvrit péniblement les yeux et une étincelle se faufila hors de ses pupilles pour se muer en sourire. La petite main serra imperceptiblement les gros doigts.

Puis l’étincelle s’évanouit dans la nuit, la petite main devint flasque et les yeux se révulsèrent. Lorsque des soubresauts épars soulevèrent la poitrine de sa fille Mohand fut pris de vertige et son hurlement glaça le sang des femmes.

Quelques minutes avaient suffi pour que les voisines envahissent la pièce. La qibla s’approcha du pirate : « Dieu m’est témoin que j’ai tout fait pour sauver ta fille. Il faut me croire, Si-Mohand ! »

- Je te crois, Melha. De toute façon, que sommes-nous pour contrer les desseins d’Allah ?

Alcym posa une main sur l’épaule de Mohand. Il se sentait sincèrement touché par la souffrance de cet homme rude, redoutable et redouté, qui réagissait comme tous les pères du monde devant la mort de leur fille.

 

BASAGANA_Roman de l'An mil.jpgRamón BASAGANA

 

Roman de l’an mil

 

 

Éditions Les Nouveaux Auteurs

 

2012

 



* Construction sous laquelle a lieu l’assemblée du village.

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