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29/01/2008

Youyou dans les lauriers roses (Boukhalfa BITAM)

  À ce moment, le peloton des femmes porteuses d'eau arrive au bout de la côte et débouche sur la place. Elles défilent devant le caïd pour aller verser leurs cruches dans les grandes auges-réservoirs du chantier. Ammar les suit d'un oeil où brille une lubricité méchante...  

Mais il s'aperçoit que l'une d'elles s'est détachée du groupe et continue droit son chemin, seule, allant chez elle. Il se lève, enfile rapidement ses babouches et l'interpelle, après avoir mis sa main en visière au-dessus de ses yeux pour la reconnaître : « Eh toi, où vas-tu comme cela ? Veux-tu venir par ici ! ». Yamina - c'est elle - imperturbable et fière, va son chemin sans se retourner, comme si rien n'était. « Tu m'entends ? Ou tu veux que je vienne te déboucher les oreilles ? » crie Am­mar. Sans résultat. Le caïd alors, fulminant et jurant se met à courir derrière l'effrontée. Les autres femmes se sont arrêtées au seuil du chantier ; les gosses qui se trouvaient là ont suspendu leurs jeux: des hommes, ayant entendu, depuis le chantier, les éclats de voix, se sont avancés pour voir ce qui se passe. Yamina presse le pas. Elle ne s'est pas retournée une seule fois. Mais sa cruche est lourde et il est malaisé de courir avec. Elle est résolue d'ailleurs à ne pas fuir. Mais elle craint que Ammar la rejoigne. Elle lâche alors le récipient de terre qui vole en morceaux. L'eau en a giclé et éclaboussé le caïd dont la gandoura immaculée se trouve tout d'un coup étoilée de plaques brunes de boue. Il s'est arrêté, blême, minable, et, avant que Yamina eût disparu au coude de la ruelle, il pince son menton entre le pouce et l'index, et lui jette d'une voix rauque qui tremble de colère  « Je tondrai ma barbe pour toi, fille de marchand d'outres ». À cette-parole, Yamina a entendu s'esclaffer les gamins et ricaner hideusement quelques mégères postées derrière leurs portes entrebâillées.

Ouchabane, qui vient de s'apercevoir de l'esclandre, crie et gigote comme un pantin déchaîné et s'emploie à faire reprendre à chacun sa corvée.  

Le caïd est rentré chez lui. Pour se changer ou quoi ? Après cet affront, dans quel état va-t-il reparaître ? Et que va-t-il advenir de celle qui, en public, lui a fait subir une telle avanie ? Celle-là ! il faut vraiment qu'elle ait du coeur au ventre pour agir ainsi, toute seule, contre ce vautour.

Les commentaires, à travers le village, vont déjà leur train. Ils sont mêlés, pour Yamina, d’une admiration apitoyée ; pour Ammar de rancœur et de crainte...

 

oOOOo

 

Que se passe-t-il donc à Aaourir ? qui est Ammar, le caïd ? Et pourquoi fait-il montre de tant de dureté à l'égard de la population ? Il faut dire d'abord, que sa méchanceté tient, pour une large part, à son tempérament avide et cruel. Mais elle se trouve attisée par les mauvaises relations et les antagonismes souvent sanglants qui ont opposé, des années durant, les gens des Beni­ Ouaras - sa propre tribu - à ceux d'Aourir qu'il gouverne aujourd'hui.  

À quarante ans, Ammar ne vivait que de rapine et les subsides que lui procuraient les méfaits divers qu'il commettait à gages. Il suivait ainsi l'exemple de son père et de son oncle Slimane, brigands bien connus dans la région.

À l'époque où se passent les faits, la justice et la police n'avaient pour tâche, dans les campagnes surtout, que de défendre et faire respecter la présence coloniale, à travers le colon et le percepteur. Pour le reste, les gens s’arrangeaient comme ils pouvaient...  ou s'entredévoraient. De sorte que les durs faisaient la loi. Et lorsqu'une famille bien pourvue en hommes, comme celle du caïd, régnait quelque part, l'administration ne trouvait rien de mieux que de consacrer sa puissance en recrutant parmi elle ses hommes : caïds, gardes-champêtres et autres agents du « maintien de l'ordre ».  

C'est ainsi que Ammar fut appelé un beau matin par Auguste Carré, l'Administrateur de la Commune Mix­te de Mallebranche, qui lui apprit son intention de le proposer pour une charge de caïd.

b441d821fbd38dbf5783adbe706cccb6.jpgBoukhalfa BITAM

 

Youyou dans les lauriers roses

 

 

Éditions ANEP 2004

 

(Réédition du livre Les Justes)

Commentaires

Monsieur Bitam vient de nous quitter pour un monde meilleur. Que Dieu l'accueille en son vaste paradis.

Écrit par : bekouche saïd | 11/07/2013

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