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02/06/2010

L'honneur et l'amertume (Nedjima PLANTADE) 1

À la fin des années 1930, une terrible disette s'abattit sur la région et tout le monde se mit à craindre les voleurs qui se manifestaient la nuit. On nous conseilla de quitter la maison isolée où nous vivions pour le village proche, lhma. C'est là que, pour notre sécurité, nous achetâmes une toute petite maison que ma mère agrandit aussitôt. Ce fut une très pénible opération. Ma pauvre mère portait les pierres sur son dos dans un grand panier rugueux qui lui déchirait la peau, et chaque soir j'enduisais ses plaies d'huile d'olive. Heureusement, la coutume voulait que toute personne construisant une maison soit aidée par les gens du village ; s'ajoutait à cela le veuvage de ma mère qui appelait automatiquement la solidarité collective. Quant à Dadda Sli­mane, il occupa une maison plus haut, à l'écart du village.

 

Tout près de chez nous s'élevait un immense figuier qu'on abattit, et depuis, venant de l'emplacement de la souche, on entend toujours son gémissement. Effrayés par ses plaintes, nous creusâmes des rigoles débouchant sur l'extérieur pour nous permettre d'uriner la nuit sans sortir et éviter ainsi d'entendre le gémissement nocturne. Ma mère comprit alors qu'il devait s'agir d'un figuier saint et qu'il n'eût pas fallu l'abattre. Les femmes lui conseillèrent de brûler du benjoin en permanence pour calmer le désir de vengeance de l'esprit qui habitait l'arbre. Il fallait veiller aussi à éviter les disputes dans la maison car cela le dérangeait. Pourtant, avant de le couper, nous avions pris soin de lui sacrifier plusieurs poulets et d'offrir un repas aux gens du village, car nous savions que le figuier par lui-même est un arbre sacré. Tout dans le monde est équilibre, et l'homme ne peut s'attirer que des ennuis s'il le rompt.

 

Ainsi, par exemple, ma mère élevait des poules dont elle s'occupait avec beaucoup de soin ; en retour, elle en obtenait quantité d'œufs qu'elle offrait trop généreusement aux femmes qui venaient lui en demander. Elle fit ainsi jusqu'au jour où elle se rendit compte du déséquilibre en sa défaveur puisque les poulaillers des voisines prospéraient, tandis que le sien se dépeuplait. Parce qu'elle agissait mal par excès de générosité, la balance se renversa ; c'est pour cela que nous savons bien qu'il n'est pas bon de donner plus que l'on conserve pour soi-même, et qu'une bonté excessive ne porte pas de fruits.

 

Figuier-mâle_ph-brablog_carre.jpg

 

Aujourd'hui, Dadda occupe toujours notre maison de Ihma dont le souvenir évoque encore celui de ma mère. Lorsqu'elle ne fut plus de ce monde, je me revois crépir les murs trois ou quatre fois l'an ; dès que je voyais un trou ou une fissure, je me précipitais pour le reboucher car il me semblait que c'était ma mère elle-même qui était ainsi transpercée. Elle y avait fabriqué d'énormes ikufan * qui pouvaient contenir trois cents kilos de céréales ou de fruits secs. Ils étaient si grands qu'elle leur avait façonné « deux bouches », l'une en bas, l'autre à mi-hauteur, sans compter l'ouverture supérieure par laquelle on y versait le grain. Pour les réaliser, elle se rendait au jardin, derrière la maison, aplanissait un endroit du sol et y disposait une immense planche de bois. Puis, durant quatre ou cinq jours, elle piétinait la terre jusqu'à ce qu'elle devienne élastique de manière à pouvoir la travailler, enfin elle ajoutait la paille et la bouse de vache. Pendant qu'elle travaillait, je l'assistais et en profitais pour lui dérober un peu de terre avec laquelle je confectionnais des petits pots à l'abri de son regard. Je réalisais ainsi mes « sacs à main » dans lesquels je transportais quelques figues sèches, des dattes ou des amandes.

 

Je grandis donc dans cette maison en partageant mes jeux avec les autres enfants du village de Ihma. C'étaient nous, les filles, qui fabriquions les billes, un des jeux favoris des enfants des deux sexes. Quand les femmes adultes avaient cuit des poteries, nous prélevions les cendres particulièrement fines provenant de plantes sauvages spéciales que nous mélangions à la terre. Puis, façonnées par nos petites mains, les billes cuisaient dans le kanoun **

 

Nous confectionnions d'ailleurs tous nos jouets nous-mêmes. D'un gros caillou, nous faisions une belle balle colorée en l'entourant de chiffons de récupération enserrés de bouts de laine ramassés sur la décharge. Nous obtenions ainsi de jolies balles, même si elles nous assommaient lorsqu'on les recevait sur la tête. Nos osselets provenaient de débris de tuiles que nous polissions contre un mur de pierre. Les petites filles aimaient aussi s'essayer au tissage. Nous récupérions tout ce que nous pouvions trouver de fils de laine qui, noués bout à bout, permettaient d'obtenir une petite pelote. Puis deux fillettes tenaient chacune de son côté un bambou, tandis qu'une troisième jouait à monter le fil de chaîne ; comme les mamans nous ourdissions le métier. Nos minuscules tapis servaient alors de gants de toilette.

 

Nous n'ignorions pas non plus le jeu universel de la poupée. Évidemment, nous n'en avions pas de toute faite, mais nous la façonnions nous-mêmes avec une planche de bois rabotée jusqu'à en obtenir une forme humaine en croix ; puis nous la blanchissions à la chaux en y moulant des débris de laine à l'extrémité des bras, représentant les mains et les doigts. Enfin, elle était habillée et maquillée. Quelquefois, la réussite était spectaculaire, et les femmes, en la voyant, disaient souhaiter avoir un bébé lui ressemblant. Le soir, nous couchions avec notre poupée et nous faisions gronder par les femmes âgées : « Que le malheur s'abatte sur ta tête ! On ne dort pas la nuit avec une poupée près de soi, elle risque de chasser les brus de la maison ! »***

 

En perçant des boîtes de lait concentré métalliques et en y introduisant de petits cailloux, nous avions nos grelots que nous prenions un vif plaisir à agiter toute la nuit à travers le village à l'occasion des fêtes. Il en était ainsi lors du Nouvel An où nous sautions par-dessus le feu allumé dans la cour, feu que nous entretenions en y faisant brûler des semelles de caoutchouc ramassées dans les ordures car nous voulions qu'il tienne le plus tard possible dans la nuit ; en jouant à saute-mouton par-dessus le feu, nous chantions l'année écoulée et appelions l'année à venir ****

 

Jamais nous n'avons eu de jouets achetés dans le commerce, …

 

 

*      Ikufan (sing. akufi)  silos domestiques façonnés par les femmes.

 

**    Kanoun: foyer creusé dans le sol.

 

***  Dans la langue de la narratrice,  la poupée , est désignée par le mot tislit qui signifie aussi  mariée  et  bru . Elle représente donc une concurrente, une co-épouse indésirable pour les brus.

 

****            ce rite de l'ancien calendrier berbère (calendrier julien) interfère avec celui du calendrier hégirien qui marque le premier jour de l'année par la fête de la Achoura (taâcurt en berbère de Kabylie).

 

 

PLANTADE-Nedjima_L'honneur et l'amertume.jpgNedjima PLANTADE

 

L'honneur et l'amertume

 

 

Éd. Balland 1993

 

Pages 20 à 24 

 

 

 

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