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09/10/2007

LA REKBA DU SERGENT (BOU-YABÈS)

Après avoir tiré ses guêtres sur quatre des parties du monde, le vieux sergent de tirailleurs Kassi était revenu dans sa tribu des Ouadia, la poitrine garnie de médailles. Il avait en poche un bon pécule provenant de ses rengagements, un bon titre de pension et se regardait comme le plus heureux des Kabyles de sa tribu. Il lui manquait bien le bras gauche, emporté par un boulet à Puebla, un morceau de la cuisse du même côté, laissé dans les blés de Palestro, un lobe d'oreille, il ne savait trop où, mais on peut vivre très aise, sans être absolument complet. Un peu partout, son corps était balafré de longues estafilades, ponctué de petites taches brunes, coups de sabres ou passage de balles : cela ne l'empêchait point d'être content de lui et de son sort, d'être considéré du bureau de Fort-Napoléon où il était, comme un futur président.

Entre-temps, durant un congé de semestre qu'il avait obtenu au commencement de la campagne de Crimée, pour se remettre du choléra, il avait acheté, en justes noces, une blanche Kabyle des Ait Ouacif, puis l'avait plantée là pour reprendre le beurda, son congé expiré. Sa femme de quelques mois avait vécu depuis ce temps chez son père, élevant son fils, et attendant impatiemment son mari à l'aide de quelques amourettes avec les gars du voisinage.

Le vieux tirailleur n'en avait cure il ne l'avait jamais revue, n'ayant point eu le temps de revenir au pays. Il avait rencontré du reste des femmes de toutes les couleurs sur sa longue route, a travers les mondes et, à Paris, où il était avant de partir pour le Mexique ; les nounous le prisaient fort à cause de ses longues moustaches blondes, son entrain endiablé et sa belle ferblanterie.

Il s'installa tranquillement sur les biens de ses pères, gérés en son absence par son cousin germain, fumant de longues pipes en bambou, rapportées de l'Extrême-Orient, racontant à ses compatriotes ses exploits militaires et ses prouesses amoureuses, réelles ou imaginaires. Joyeux compère, il était de toutes les diffas, de tous les mariages ; ses histoires passionnaient son rude auditoire et plus d'un jeune Kabyle avait signé son engagement pour pouvoir voyager en les pays bleus et roses que dépeignait le sergent. Il s'était donné lui-même le nom de Kassi Guiril, Kassi au bras, pour plaisanter sa glorieuse infirmité, et ce nom devint célèbre comme celui d'un conteur de belles histoires, mérite très apprécié des Kabyles illettrés.

Un beau jour, il se lassa de sa vie de garçon, trouvant le coucouss que chacun lui offrait, tour à tour, trop fade ou trop pimenté et sa natte solitaire bien dure, sans une tamtout pour servir d'oreiller: les célibataires sont suspects en Kabylie, et plus d'un mari, craignant pour son front, lui avait offert sa fille. Kassi se souvint alors qu'il avait été marié et, se remémorant les douceurs de sa lune de miel, prit son bâton de fenouil et s'en fut aux Ait Ouacif chercher sa légitime.

 

Il oubliait que les années avaient marché depuis ses courtes épousailles et que la belle Smina d'antan devait avoir les yeux chassieux, la peau crevassée et peu remplie. Il se pourléchait donc en arrivant près du village, se rappelant le jour où il emmenait sa fiancée à califourchon devant lui, sur le même mulet, au son des tambours, à travers la fumée des coups de fusil il lui semblait sentir encore les rondeurs chaudes de ce corps, lorsque la vierge se serrait contre lui, effrayée par les soubresauts du mulet descendant les chemins en escalier.

Il était, ma foi, presque aussi ému qu'à sa première bataille quand il heurta la porte de son beau-père. Tout le monde était aux champs et ce fut une vieille, restée pour faire les galettes, qui vint lui ouvrir

- Eh ! la mère, fit le joyeux tirailleur, c'est bien ici la maison de Belkassem, le fabricant de beurdas ?

- Oui, répondit la gardienne du logis ; je suis sa fille, que lui veux-tu?

- Ah ! tu es sa fille, tu dois donc être ma belle-soeur, car je suis Kassi, l'époux de Smina.

- Tu es Kassi ! toi, dit la vieille souriante et frappant des mains de surprise, quelle joie ! moi je suis Smina, ta chère femme

- Hem !... fit le sergent, en faisant un bond en arrière, et il contempla sa moitié avec ébahissement, se gardant des bras ouverts et tendus vers lui.

Elle n'était pas belle sa Smina, elle n'était pas ronde, non plus, mais très anguleuse. Plus de grands yeux noirs cernés de kohl, plus de cheveux bronzés, réunis sous le foulard de soie jaune et rouge; plus de globes ronds sous les plis du haïk indiscret. Un amas de vieilles chairs pendantes de-ci, de-là, sous des haillons crasseux, une figure semblable à une gourde percée de cinq trous, plus ou moins larges, plus ou moins profonds, voilà ce qui restait de la plantureuse Smina, douce de peau et de parler, ardente aux baisers et au travail.

Kassi eut vite pris une décision : ses illusions s 'étaient envolées et la réalité lui paraissait peu propre à le consoler de sa vie de garçon.

- Ah ! tu es Smina, fit-il, avec la gravité qui convient à un vrai Kabyle, eh bien, je suis heureux de te revoir... et, pivotant militairement sur ses talons, il la laissa là, ébahie.

Il s'en fut s asseoir à la Djemâa pour chercher un hôte parmi les anciens qui, peut-être, ne l'avaient point oublié.

Il y resta longtemps, à peu près seul, songeur, assis près du passage couvert, épiant les arrivants pour y reconnaître les amis d'autrefois. Il vint enfin un vieux, très vieux, à la barbe blanche, cassé en deux, qui, soutenu par un solide garçon de quinze à seize ans, s'avançait en traînant la jambe. Kassi reconnut le vieux, tout d'un coup, à son oeil droit qui louchait en clignotant

- Eh ! eh ! Belkassem ! cria-t-il en faisant de grands gestes, le salut sur toi ; regarde-moi, je suis ton gendre, Kassi le sergent, je suis bien heureux de te retrouver, je n'avais pas encore vu un seul ami.

Le vieux s arrêta au milieu du passage regardant, d'un air hébété, ce manchot qui agitait vers le ciel son bras valide.

- Il est sourd, mon père, dit le jeune homme, mais ton fils Ah est devant toi et que le nom du Très-Haut soit cent fois béni, puisqu'il me permet enfin de baiser ta main.

Kassi tombait de stupéfaction en stupéfaction. Son fils, son fils à lui, ce beau gaillard déjà homme, aux grands yeux noirs fendus en amande, aux cheveux blonds, à la lèvre estompée d'un fin duvet !... Il n'en revenait pas ! Vaguement, il se souvint que Smina était grosse à son départ et qu'il était parfaitement possible qu'elle eût accouché depuis le temps qu'il ne l'avait vue. C'était bien là son fils, il ne pouvait en douter: il reconnaissait ses yeux noirs avec sa tête blonde de jadis, comme il s'était vu le jour où la femme du commandant, celle qui se peignait comme une Ouled Naïl, l'avait fait entrer dans sa chambre, garnie de grandes glaces où il s'admirait.

Pendant ces réflexions, le beau jeune homme courba la tête, et prenant l'unique main du sergent, la baisa et la plaça sur sa chéchia en signe de soumission. Kassi n'y tint plus bravement, à la française, comme il l'avait vu faire aux nounous du Jardin des Plantes, il saisit par l'épaule ce fils tombé du ciel et l'embrassa à pleine bouche sur les deux joues.

Le vieux Belkassem, n’y comprenant rien, regardait de plus en plus ahuri.

Le fils reconduisit alors son père à la maison de l'aïeul et toute la famille s'étant réunie, on tua, non pas le veau gras, mais un bouc d'un an qui, la nuit venue, couronna un cou­couss monumental duquel il ne resta bientôt plus que le plat d'aulne rouge.

 

 

 

 

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BOU-YABÈS

Pseudonyme de Henry DUBOULOZ (1857-1947)

 

LA REKBA DU SERGENT

Extrait de « Récits et légendes de la Grande-Kabylie »

 

ÉDISUD La boite à documents 1993

 

1ère publication ALGER 1894

   

Commentaires

s'il vous palit comment se procurer le livre " Récits et légendes de la Grande Kabylie" ?
CORDIALEMENT

SI HADJ

Écrit par : si hadj | 06/07/2008

Moi, j'ai emprunté ce livre en Bibliothèque

JE NE L'AI JAMAIS VU CHEZ UN LIBRAIRE !

Écrit par : GéLamBre | 10/07/2008

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