10/11/2008
La rage et l'aurore (Jacques VINCENOT)
Raïssa
Je suis une minorité visible à moi toute seule.
Ma grand-mère me surnommait Karhmouss. En kabyle, c'est une figue de barbarie avec des épines. Ma grand-mère voulait dire quelque chose comme Qui s'y frottera s'y piquera. J'aime bien ce mot parce qu'il évoque la terre ocre rouge du village de ma mère. Donc je suis née en banlieue parisienne, dans un décor de lèpre.
Pourtant, dans le quartier, on est pas lépreux, on y trouve beaucoup de gens adorables, je pense à Nouria, à l'imam Tayeb, à Ismaël, à mes copines du lycée.
On dirait que ma cité a été avortée : un bloc de béton gris, avec une quatre-voies qui la coupait en deux, des tags partout et des paraboles aux fenêtres. En fait, mon quartier est une malfaçon, une erreur de casting. J'ai commencé ma vie dans une sorte de Dark city. Certains soirs, c'était carrément Fight club mais avec Brad Pitt en moins, on peut pas tout avoir.
Parfois, je me demandais si il y aurait un lendemain, parce que, pour ça, il aurait fallu un recommencement, un espoir minime, et ce genre de produit était pas la spécialité du coin.
Pourtant je suis de là. J'ai pris racines dans un nulle part. C'est chelou d'avoir des racines dans un nulle part en béton, c'est carrément anti-écologique, et pourtant j'éprouve de la tendresse pour mon quartier, ou au moins la volonté de pas oublier ceux que j'y ai laissés.
La deuxième chose que je peux dire, c’est l’héritage schizophrénique. Quand on naît dans ce quartier, on reçoit dans les gènes une sorte de dédoublement parce qu’on se retrouve partagé entre cette dead zone qui est notre chez nous et l’envie d’en partir.
Du coup, une autre part de cet héritage, c’est la rage. On naît pas avec elle, mais, si on l’attrape, comme un virus, on se retrouve habité par une volonté insatiable. J’adore ce mot Insatiable, il fait classious. La rage, c’est une disposition intérieure que personne pourra nous retirer. »
Jacques VINCENOT
éditeur: Cerisaie, Paris, France
Collection: Singulière
Parution: 10/2008
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