31/08/2012
Le puits des Anges (Slimane SAADOUN) 2
…
Ali, énervé, se lève et, à l'aide d'une grosse bûche, attise le feu. Les flammes s'élèvent brusquement et illuminent le visage du jeune homme. Il reprend sa place en secouant la tête. C'est un ancien professeur d'histoire, occupant malgré lui un poste de petit fonctionnaire à la wilaya. Sa vie a basculé le jour où il a fait la rencontre presque simultanée de vieilles pierres et d'une vieille femme à la mémoire flageolante. Devant les pierres de taille tombées du mur d'enceinte d'une prétendue antique forteresse, Ali avait réagi comme si toute sa vie, il n'avait attendu que ce moment-là, comme s'il n'avait fait des études et choisi son métier que pour cela : l'archéologie. Il y était entré comme on entre en religion. Lorsque la vieille femme avait livré ses bribes de souvenirs, des témoignages confiés par ses propres ancêtres sur l'existence d'un fort remontant à l'époque d'El Mokrani, Ali avait réagi comme un amoureux transi qui vient d'apprendre que son amour est partagé.
- Tu es vraiment un pauvre type, dit-il à Yug. Alors, tu es prêt à tout accepter, à tout abandonner pour avoir la vie sauve ?
Puis il se remet à gratter un air mélancolique sur sa guitare.
Je regarde Yug. Je connais ses lâchetés et maintes fois je les lui ai reprochées. Il a discuté sans problèmes de conscience avec les intégristes, il s'est réuni avec eux, il a même participé à leurs marches, gonflant leur multitude, ajoutant ses cris au grondement. Durant les élections, il a refusé de faire campagne pour l'un ou l'autre candidat, ou même d'afficher clairement son choix. Et à mes reproches, il haussait les épaules :
- Tu es trop rigoureux, mon pauvre ami, me disait- il. La vie n'est pas comme ça. Il faut savoir mettre de l'eau dans son vin. Je le fais, et alors ? En quoi cela m'engage-t- il ? Par contre, j'ai la paix, j`ai leur confiance, et puis, mon Vieux, il faut être pratique, il ne faut pas insulter l'avenir...
J'ai envie de lui rappeler ses compromissions avec les gens dont il a peur maintenant. Mais à quoi bon? Il trouvera certainement un moyen d'éluder. À quoi bon lui parler de la barbe qu'il se laisse pousser ? Bien sûr, ce n'est qu'un détail, rien qui vaille d'ordinaire la peine d'en parler, mais n'en ont-ils pas fait un symbole, un signe de ralliement ?
- Ce que tu appelles des détails ! dis-je, c'est le sel de la vie. C'est ce qu'on appelle les libertés individuelles. Si on t'arrache toutes ces libertés qui font de toi un individu, différent même de ton frère de sang, tu te perdras dans la multitude, tu ne seras plus qu'un numéro. Tu seras comme tous les autres. Et tu ne vaudras que par ton appartenance à un groupe.
- C'est vrai, intervient Mohd. C'est ça la vie. En France, chacun vit comme il l'entend...
On a beau lui rappeler les souffrances infligées à la population par l'armée française, les tortures, les destructions de village dont le sien, la misère ; pour lui, ce n'est pas cela, la France. La colonisation, c'est l'autre France, celle des régimes politiques, du pouvoir, de l'armée, du capital. La France, pour lui, c'est celle de ses instituteurs, le pays des lumières, des philosophes qui ont éclairé le Monde. Un jour, alors qu'il était au collège, ou au lycée, Mohd avait soudainement réalisé que Victor Hugo était mort depuis plus d'un siècle. Mohd avait pleuré toutes les larmes de son corps, rempli d'un désespoir immense ! La France, c'est le pays où la source de la Liberté a jailli il y a plus de deux siècles.
- Alors, tu accepteras de mettre ta vie en jeu pour défendre le droit de boire et le droit pour ta soeur de porter ce qu'elle veut ? le coupe Yug.
- Les intégristes posent et poseront ainsi le problème. De toute manière, à les entendre parler, le principal ennemi de l'homme, c'est la femme, c'est l'obstacle à la félicité, à la paix intérieure de l'homme. Il faut défendre ses droits, quels qu'ils soient. Si tu laisses une brèche, ils entreront et te pourriront la vie.
…
Slimane SAADOUN
Le puits des Anges
Éditions L’Harmattan 2003
Collection Écritures berbères
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