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26/08/2007

La Vie des Anges (Ali HADJAZ)

L’ATTENTE de la date fatidique du jour du bac est angoissante. On repense aux lacunes accusées le long de l’année. Mais on espère toujours les combler si on se mettait sérieusement au travail pendant la période séparant le bac blanc et le bac « noir ». Samy emportait ses cahiers partout où il se rendait. 

 

Aux environs de dix heures, la chaleur commençait à devenir insupportable, Samy faisait rentrer ses deux moutons et sa vache à l’abri, dans l’étable. Après avoir pris le déjeuner, il alla droit à la grotte d’Azru Lghir, à défaut d’aller se rafraîchir à la mer.

 

 On n’allait pas à la mer comme ça ; on programmait cela la veille. Une fois la décision prise, en groupe, on faisait rentrer le troupeau tôt du pâturage ce jour-là. Et, pour gagner du temps, on ne mangeait pas. On prenait directement la route vers la mer. Il fallait deux heures de marche à travers collines et champs avant d’arriver à la plage vers midi. On se baignait jusqu’à cinq, six heures, on s’oubliait et on rentrait le soir, épuisés et affamés. On se faisait toujours maudire par les parents car le bétail restait jeûner dans l’étable.  Le soir, après que l’agitation de la journée s’était calmée, au lit, l’effet de bercements des vagues se ressentait et on s’endormait avec ces sensations magiques de flottement.

 

Dans le temps, à la fin du printemps, quand les rivières coulaient encore, les jeunes s’y rendaient pour se baigner dans leurs bassins. C’était là où l’on apprenait à nager avant les premiers plongeons en mer. En traversant les champs, le nez est chatouillé  par l’exhalaison parfumant de la verdure sauvage, et des fleurs de genêts. On esquivait les épines des ronces et des aubépines, on courait si vite entre les lauriers roses, qui côtoient les rives, pour qui le premier à profiter de l’eau limpide du bassin avant que la boue ne remonte. On nageait tout nus. On mangeait toute sorte de fruits, de plantes et de bourgeons comestibles qu’on rencontrait dans les champs. Les rares moments où on se rendait à la mer, on n’avait pas la gêne de montrer fièrement son bronzage, acquis dans les baignades de rivières, en se faisant passer pour des habitués de la plage ; seulement, on ne s’allongeait pas sous des parasols, mais on passait la journée dans l’eau.

 

À la mer, on rencontrait des émigrés en famille ainsi que des coopérants qui venaient passer les vacances au soleil. A la plage, de loin, on pouvait facilement situer un endroit où il y avait des filles : c’est là où s’agglutine le plus grand nombre de campeurs. La femme d’un émigré, une anglaise, qui avait visité Tigzirt un été, a dit à ses copines en Angleterre :  « En Algérie, c’est le paradis, à la plage, on ne voit que des hommes ». Cette affirmation illustre bien ce qu’est l’Europe pour les Algériens : que des femmes de toute beauté que l’on va aimer et épouser !

 

Chaque été, les vacances se conjuguaient avec la grotte d’Azru Lghir. Samy n’était pas le premier à profiter de la fraîcheur de cette caverne pendant les longues journées caniculaires. Toute génération avait son locataire qui venait se soulager dans cet endroit frais. Menu d’une peau de mouton pour coucher et d’un oreiller, il venait camper dans cet endroit calme et isolé pour  faire la sieste tout l’été.  Dans cet abri unique en son genre, seuls le vol d’un pigeon ou le bruissement d’un lézard, qui se déplace entre les feuilles sèches, pouvaient interrompre parfois la méditation et les rêves du campeur. Mais il avait tout le temps de s’y replonger. Le temps, à Ikharban, coule comme l’eau tranquille d’un long fleuve. Et on ne s’en soucie pas. Samy pensait à tous ceux qui étaient passés par-là avant lui et qui étaient tous partis quelque part. À son tour aussi, il viendrait le jour où il quitterait cet érémitique, ultime refuge pour démunis. Les rêves avaient envahi son esprit, il ne pouvait plus se concentrer sur ses leçons, les cris stridents et ininterrompus des cigales n’étaient plus perceptibles par ses oreilles. Sa grand-mère lui disait toujours que les anges veillaient sur lui. Alors, se sachant protégé, il empila ses livres et cahiers, les mit sous sa tête, et s’endormit d’un sommeil d’enfant.

 

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Ali HADJAZ

La Vie des Anges

 

Tizi-Ouzou

Août 2005

20/08/2007

Elégie du froid (Rachid MOKHTARI)

J’attendrai. J’ai bien appris à attendre. [J’ai attendu pour apprendre] Je ne tiens pas à remuer tous les souvenirs d’un temps qui m’a pris de court.

 

Sous quelques éclaircies timides d’un soleil qui a souvent peine à percer les nuages. Quelques vieux, silencieux, sont assis inertes, comme morts, n’eussent été leurs chiens, assis à leurs pieds qui leur donnaient un peu de vie dans le regard.

 

Il était à peine de cinq ans mon aîné. Il en paraissait plus. Il avait perdu son embonpoint que je lui connaissais au village. Ses yeux étaient souvent embués de larmes qu’il contenait par fierté.

 

Nous avons fait halte près d’une source, après avoir gravi un sentier buriné par un soleil de cactus.

Les sentiers poussiéreux sentaient la figue de barbarie. Depuis qu’il avait quitté la grande cité, il arpentait des lacis de montagnes, se perdait dans les champs escarpés.

 

Je te raconte ces heures de solitude que tu remplis.

 

Quelques consommateurs le fixèrent d’un regard étonné.

 

 

Je me réfugie dans la plénitude des chants de Chérifa et dans cette mélopée champêtre de la douleur et de l’exil. Je n’ai pas fini de cueillir ou de recueillir ces jours du lointain. Je ne sais si, d’ici là, au moment où cette terre maudite des dieux se réveillera de sa torpeur, nous serons là, présents, pour voir refleurir les bourgeons de la vie.

 

Les images qui nous permettent de tenir à la vie et de rester malheureusement en vie.

 

Le cimetière, à l’entrée du village n’est jamais défriché. Ouvert à la vie, sans clôture, il borde les habitations. Les enfants se sont familiarisés avec cet espace où la nuit, les ancêtres palabrent sur la dérive des vivants.

 

Nous avons oublié cette quiétude, ces silences cuisants de l’azal et les chants immémoriaux des voix maternelles. Mais la putréfaction investit tous les territoires dans lesquels nous avions emmagasiné nos jours d’enfance.

 

La rivière de mon adolescence avait retrouvé en cet été son indolence. Elle caressait ses galets surchauffés et s’amusait comme une folle, au sortir de l’hiver qui l’avait défaite de son lit retrouvé. Elle s’y prélassait et les lézards, repus d’insectes, dormaient sur ses berges léthargiques.

 

 

J’étais né dans cet exil des fronts et ma mère me nourrissait de ses pleurs.

 

Il retrouve les beaux champs de ses territoires maternels, le vent frais qui fait l’amour aux feuilles exquises des arbres et cette galette qui sent l’oignon vert.

 

 

 

c0902074030786f97930f625b46fd7ae.jpgRachid MOKHTARI

 

Extrait de :

"Elégie du froid"

 

Editions Chihab

2004

 

 

 

13/08/2007

Récit du village (Belaïd AÏT-ALI)

 

Voici ce que l’on raconte, à propos d’un autre homme dont j’ai oublié le nom ; il n’y avait pas plus vaillant que lui au village. On raconte qu’il affrontait trois ou quatre hommes sans hésiter, comme par jeu. Dieu lui avait donné force et courage sans limite.  De plus, il ne se vantait jamais et restait toujours très modeste.

Un jour, les gens étaient assis sur la place du village, nombreux, et bavardaient. Et voilà qu’ils le virent arriver, haletant et soufflant, dégoulinant de sueur. Quand il arriva à leur hauteur, il les salua et prit la parole :

– Oh là là… ! Oh là là !… Aujourd’hui, mes amis, j’ai vraiment dû faire face pour de bon !  Je peux vraiment me vanter, cette fois-ci !… Par Dieu, ils s’en sont pris à moi à sept ! Ils m’attendaient en embuscade sur le chemin !

 

[Alors, tous lui dirent en chœur :

– Hé bien camarade, comment (leur) as-tu fait cette fois-ci ? Tu as dû leur administrer encore une bonne raclée !

– Ce que je leur ai fait ? Eh bien, mes amis, je ne leur ai rien fait du tout cette fois ! Quand j’ai vu qu’ils étaient sept, je me suis enfui, je suis passé par un autre chemin et j’ai couru jusqu’ici à en perdre haleine.]

 

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Izarar Belaïd dit Belaïd AÏT-ALI

″Les cahiers de Belaïd ou la Kabylie d’antan″  

Dallet (J.-M.) et Degezelle (J.-L.) Pères-Blancs

Fichier de Documentation Berbère

Fort-National, 1964

I (Textes) 478 p. + II (Traductions) 446 p.

 

 

 

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Michelet et le Djurdjura

07/08/2007

Plantes médicinales de Kabylie (Mohand AÏT YOUSSEF)

 

" Djehnama* ", certains disent que c'est l'enfer d'où viennent les " dj'noun' ", (les esprits - il y en a qui viennent partager l'existence et parfois le lit de certains vivants).

 

Certains ermites, dit-on, vivaient avec une "djenia". Les gens qui croient cela croient aussi qu'un "djinn' " peut prendre possession d'un être humain qui ne s'appartient plus lui-même... il appartient alors au monde des "dj'noun' "...

 

"Cet enfer, c'est aussi une graine, qui vient d'une petite plante aux fleurs rouges foncées ou noires... La personne à qui on la donne, c'est une femme stérile, on lui en fait boire un infusé... et après c'est terrible ! on l'enferme seule dans une pièce, et elle doit rester enfermée à peu près vingt-quatre heures... et on entend à la porte que la femme parle toute seule, qu'elle s'agite, délire... elle casse des objets, elle peut tout briser dans la maison...

 

Puis ça se calme tout seul. À un moment donné, on n'entend plus rien.

 

En général, au bout des vingt-quatre heures, on retrouve la femme sans connaissance... En général, elle est vivante... Si le remède a été donné selon les bonnes règles, les bonnes doses, il ne l'a pas tuée...

 

Quand elle se réveille, elle ne se souvient de rien de ce qui s'est passé dans la maison même si elle a tout dévasté... Un peu après cela, il y a eu un cas où une femme est devenue "tafsat" - enceinte - ... et on dit que d'autres ont donné naissance à de beaux enfants, même assez nombreux... "

 

Ce témoignage  a été recueilli en 1983 auprès d'une Accoucheuse de la Maternité rurale de TIMEZRIT, en Grande Kabylie (Algérie)

 
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* Cette plante, "djehnama", a été bien identifiée : il s'agit de Datura Stramonium L. ("datura stramoine")

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Mohand AÏT YOUSSEF

Éditions IBIS PRESS

2006

01/08/2007

L’oued de ma mémoire (Marc TESTUD)

Aujourd'hui le village* (de Novi) porte un nom à la couleur plus locale Sidi Ghiles.

M'hamed, un ami d'enfance, m'a rapporté deux versions de l'historique de cette appellation racontées par des anciens du village.

La première parle d'un homme inconnu établi au bord de l'oued. Dans le Coran, il est souvent question d'allégories, de métamorphoses d'êtres humains en animaux. D'après la légende, ce personnage mystérieux avait un pouvoir surnaturel qui lui permettait de prendre l'apparence d'un tigre. Il fut appelé Ghiles qui en est la traduction en kabyle. Le lieu fut appelé Sidi Ghiles, Monsieur le Tigre.

La seconde évoque trois pieux personnages intemporels arrivés de Kabylie, Sidi Abdellah Nedjari, Lala Mesguida et Sidi Ghiles. En raison de leur vie ascétique et charitable ils furent à leur mort élevés au rang de marabouts et enterrés sur les lieux.

J'ai toujours connu le mausolée à coupole blanche abritant le tombeau sur la route de la briqueterie au bord de l'oued.  

Novicien de Sidi Ghiles, je revendique cette appellation qui me semble le mieux évoquer la dualité de mes racines et mon identité.  

À sept kilomètres de Cherchell, Sidi Ghiles s'étale sur une langue côtière descendant en pente douce vers la mer, mamelonnée au sud de collines étagées, coiffées de calottes de pins et de lentisques.

Vu du réservoir qui domine le village, j'ai en mémoire une tache blanche et rouge posée au bord de l'eau azurée, les points d'exclamation du plumeau des palmiers tournés vers le ciel. J'ai encore dans les yeux le damier vert sombre, bleuté de sulfate, des parcelles de vigne, le triangle svelte du clocher-arcades à travers lequel un oeil exercé pouvait distinguer un coin de Méditerranée.

De Cherchell on arrivait au village par la nationale, longue ligne droite bordée de grands platanes qui devenait la rue principale soulignée par la géométrie vernissée des ficus aux troncs soigneusement blanchis.

En toile de fond, juste dans l’axe, s'aligne, éternelle sentinelle de granit, la masse rassurante du Kourb.  

L’agglomération était un quadrilatère tracé au cordeau comme un camp militaire. Les rues ne portaient pas de plaques. On leur avait attribué naturellement des noms à la notoriété toute locale puisque c'étaient ceux des riverains.

Couvertes de tuiles romaines et toutes de plain-pied les maisons se ressemblaient et étaient mitoyennes. La même rue changeait de nom plusieurs fois. La rue de Daniel Roseau devenait celle de Mouloud Aïssani ou de Tintin; celle de Beuchotte, la rue de Nahouche.

Le village était ceinturé sur trois côtés par une triple rangée d'eucalyptus géants, voûte sans fin aux colonnades blanches, parfumée et cendrée, bruissante de moineaux.

Au « centre-ville », l'obélisque de granit gris du monument aux morts regardait la mer. Autour, les ficus taillés en brosse cernaient la place et son kiosque à musique encadrés de l'église, des écoles et de la mairie.

Juste derrière, entre le presbytère et le cinéma paroissial, un large terrain vague bordé de trottoirs que les enfants avaient baptisé terrain de foot, quatre acacias à la position approximative servant de buts.

Les odeurs rythmaient le déroulement de la journée. Ça sentait le pain chaud, le crottin de cheval, le feu de bois, la semoule, le jasmin, l'anisette, la fleur d'oranger. L’après-midi apportait les relents de marc et de vinasse, les effluves iodés de varech et l'odeur mêlée d'eucalyptus et de sulfate de cuivre.

Au-dessus du village, le long d'un canal étroit qui traversait chacun d'eux, les jardins s'alignaient sagement dans leur huis clos de roseaux.

Seul l'un d'entre eux, à la haie éventrée, s'ouvrait largement par le devant. Un olivier, un grenadier et quelques orangers cernés par les ronces, les herbes folles, les chardons et les concombres sauvages indiquaient à l'évidence que la nature y avait repris ses droits. C'était l'espace de liberté et d'aventures des enfants qui l'appelaient le jardin abandonné.

Et puis, plus bas, au pied du long bâtiment blanc de la cave coopérative, entre le rocher de la Triche et l'embouchure de l'oued, une plage étroite semée de galets et de petits graviers, parfois bosselée de mattes d'algues aux rubans verts et bruns.

 

* Ce village proche de Cherchell n'est pas en Kabylie, mais son nom est d'origine berbère.

 

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L’oued de ma mémoire

 

Marc TESTUD

 

Pages 74-76

 

Éditions Siloë 2006