30/07/2009
Mon école de Beauprêtre (Émile CHAMPAS) 5
L'école était dotée d'un potager placé sous la responsabilité des élèves les plus âgés. Il était géré collectivement sous le contrôle du directeur. Chacun d'eux avait sa part des légumes récoltés, répartis équitablement. Certes, il n'emportait qu'une salade, quelques pommes de terre, une poignée de haricots. Ce n'était pas le plus important. Nous essayions d'apprendre aux enfants le sens du travail en commun, de la solidarité et du partage.
Les parents étaient de condition très modeste. Un certain nombre de foyers n'avaient pas d'électricité (précisons que la ferme familiale en Ille-et-Vilaine ne l'a eue qu'en 1950). C'étaient pour la plupart des paysans pauvres, cultivant quelques parcelles de terre ingrate, élevant des chèvres et des moutons, récoltant les olives. Quelques lopins un peu moins arides permettaient de semer un peu de céréales. Il n'y avait bien sûr pas de bovins par manque d'herbe et de nourriture suffisante. Souvent, un membre de la famille travaillait en France et, grâce aux sommes qu'il faisait parvenir aux siens, il leur permettait de survivre dans des conditions moins pénibles.
C'est sans doute pour cela que nos élèves faisaient preuve d'une assiduité exemplaire. Il fallait vraiment un empêchement majeur pour qu'ils ne se rendent pas à l'école. Je les voyais arriver par tous les temps, habillés sommairement et souvent mal chaussés. Un matin, l'un d'eux, souffrant, s'est quand même présenté. Ce jour-là, il n'est pas venu à pied, mais sur le dos de son âne. Ils venaient tous avec une musette garnie d'un morceau de galette et de quelques figues. Il n'y avait pas de cantine. Mais ils savaient que leur avenir dépendrait de l'instruction reçue pendant leurs premières années. Ils s'estimaient même chanceux d'avoir une école à leur portée, alors que tant d'autres, dans les villages reculés de Kabylie, n'avaient pas cette planche de salut.
En cette période troublée, l'Inspection académique souhaitait s'informer sur la fréquentation dans les écoles. À la fin de chaque journée, j'étais tenu de communiquer le pourcentage des présents par rapport aux inscrits. Ce chiffre s'est toujours tenu aux environ de 95 %. J'ai rarement retrouvé ce niveau – avec une telle constance – dans les écoles métropolitaines où j'ai exercé par la suite.
Dans certaines régions, les responsables du F.L.N. n'appréciaient guère cette réussite de l'Education Nationale française qui leur prouvait que leurs revendications pouvaient aboutir sans pour autant couper les ponts, avec la France. A l'automne 1955, plusieurs écoles furent incendiées en Kabylie. Des collègues, contraints de quitter leurs postes, sont passés me voir avec leurs bagages avant de regagner Alger ou la France. Je me suis demandé si je n'allais pas subir le même sort. Mais non. J'ai pu poursuivre ma tâche. Il est certain que l'autorité des chefs du F.L.N., en ce domaine comme en d'autres, variait selon les secteurs.
Outre mes fonctions enseignantes, j'avais la mission de soigner les yeux des élèves. Par manque d'hygiène, ils risquaient d'être atteints du trachome, maladie qui pouvait conduire à la cécité. Chaque soir, avant de regagner son domicile, chaque élève passait devant moi pour recevoir une goutte de collyre dans chaque oeil.
La ville de Dra-el-Mizan, siège de la commune mixte, était plutôt un gros bourg. Pour avoir une idée de son périmètre bâti, il faut se représenter une agglomération métropolitaine actuelle de 1200 / 1 500 habitants. Mais à cette époque, dans un pays comme la Kabylie où le taux de natalité était très élevé, il faut compter une population 4 à 5 fois plus importante si l'on englobe tous les douars environnants – dont le mien – répartis sur une surface beaucoup plus étendue que celle d'une commune rurale de chez nous.
Cette agglomération comportait un certain nombre de commerces qui feraient aujourd'hui le bonheur de beaucoup de nos communes rurales dépeuplées : une grosse épicerie kabyle, d'autres plus modestes, un bazar, plusieurs marchands de fruits et légumes, en plus du marché hebdomadaire, un médecin, un pharmacien, une poste, tenue par un ex-parisien bon teint, où les mouvements d'argent étaient importants grâce aux sommes envoyées par les travailleurs immigrés en France, un restaurant européen, quelques gargotes arabes, deux cafés, un église, une mosquée, une caserne.
Cette ville était bien connue à l'échelon algérien. On la citait déjà au moment de la conquête de la Kabylie, entre 1840 et 1870, qui donna lieu à de farouches batailles. Les Kabyles, pendant des siècles, ont toujours été des guerriers intrépides s'opposant à l'envahissement de leurs terres par les Romains, le Arabes, les Turcs, les Français.
Pas étonnant que cette région ait été le berceau de l'insurrection algérienne en 1954, à travers la personnalité d'un de ses chefs, originaire de Dra-el-Mizan, justement, Krim Belkacem, qui avait pris le maquis dès 1947. Pendant 7 ans, il a parcouru les douars pour organiser la résistance, si bien qu'à la Toussaint rouge, ses structures étaient en place, même si elles manquaient de moyens. On se souvient que c'est ce modeste fils de paysans qui, le 18 mars 1962 a signé les accords d'Evian avec le gouvernement du général de GAULLE.
Émile CHAMPAS
Extrait de ″J’étais instituteur en Algérie″ : témoignage
dans ″Notre guerre et notre vécu en Algérie″
de Jean-Yves JAFFRÈS
Livre 3 - 2005
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