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09/05/2010

Les femmes au pressoir (Gustave GUILLAUMET)

Mais je suis étranger, et l’attrait du tableau qui s’offre à mes yeux est irrésistible. Quelle meilleure occasion, d’ailleurs, puis-je avoir d’observer les femmes de Taourirt ? Elles sont là en nombre, gaiement éparpillées dans un flot de lumière blonde, à travers les bassins destinés au lavage des olives qui, sorties du moulin, contiennent encore de l’huile qu’il ne faut pas laisser perdre.

Les bassins, établis en amphithéâtre sur une pente rapide, ne sont que des trous peu profonds, de la dimension d’une baignoire et creusés dans le roc. On les prendrait de loin pour des tombes, avec leur entourage de pierres plates, biscornues et placées debout. La source les alimente par ses nombreux ruisseaux, séparés ainsi que les tresses d’une longue chevelure bleue roulant des perles..Ils ondulent d’une cuvette dans l’autre, au moyen de rigoles que les travailleuses maçonnent elles-mêmes avec les mains quand elles veulent détourner le cours de l’eau après en avoir empli le bassin. Elles y ont d’abord jeté les olives, puis elles les foulent de leur talon nu, parfois deux ensemble, troussées jusqu’aux cuisses, mouillées jusqu’aux jarrets, pataugeant à plaisir dans le liquide écumeux qui les éclabousse de toutes parts. Tantôt elles remuent violemment le fond du bassin avec leur bâton, tantôt elles en retirent les baies écrasées. Par l’effet de sa légèreté, l’huile surnage bientôt. Elle flotte rougeâtre à la surface ; c’est le moment de l’extraire. Avec un geste plein de grâce, la femme kabyle incline alors l’orifice de sa cruche sur une rigole disposée de manière à ne laisser couler que la liqueur onctueuse, ou bien encore, assemblant les mains en forme de coupe, elle la recueille et la transvase tout simplement. 

Les rebords en pierres que l’huile, à la longue, a rendus tout noirs, forme, par endroits, un fond d’ébène sur lequel s’avivent le foulard soyeux des coiffures et les ceintures rouges. Et de temps en temps les rires féminins mêlent leur note claire au bruissement des eaux qui sortent troubles de ce lavoir étrange pour retomber en nappe sur une longue roche, coupée comme un mur, lisse comme un marbre et tachée de bavures graisseuses. 

Kabylie_Femmes+olives.jpg

Il y a là, à côté de femmes vieilles ou flétries de bonne heure, des créatures robustes et grandes qui soutiennent la réputation de beauté des montagnardes kabyles. Celles-ci, surprises dans le négligé d’un travail assez malpropre, blesseraient peut-être un goût délicat, mais l’observateur ne peut s’empêcher de noter en elles des formes superbes, de jolis visages, de fraîches carnations, et des pieds que l’art grec n’eût pas répudiés. 

Les travailleuses, leur tâche faite, glissent lestes et enjouées entre les pierres, escaladent les roches et se rassemblent pour le départ. La cruche pleine sur l’épaule, elles regrimpent, les unes après les autres, le sentier qui monte au village. Quand s’éloignent les attardées, le soleil met une frange d’or à leurs tuniques.  Un brouillard froid s’élève du vallon. Seul auprès du lavoir silencieux, je regarde baisser le jour sur les maisons de Taourirt, assombries dans les rougeurs du soir. L’atmosphère embrumée qui estompe les silhouettes, les tons de l’automne qui jaunit déjà les vergers, contribuent à donner au village kabyle une physionomie presque française. Songeant à ces montagnards dont les institutions sont établies sur nos principes d’égalité, à ces agriculteurs laborieux, économes, attachés au sol, aimant le foyer, qui ont su vaincre les difficultés d’un pays ingrat, il me semble alors que ces anciens Berbères, après tant de siècles d’oppression, seraient peut-être dignes d’être aujourd’hui nos frères.

 

 

La Nouvelle Revue_1901-07_couv.jpgGustave GUILLAUMET

Tableaux algériens

La Nouvelle Revue ; Paris ;

1879-1882

 

Extrait du chapitre :

TAOURIRT-EL-MOKRANE

 

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