04/06/2010
L'honneur et l'amertume (Nedjima PLANTADE) 2
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Jamais nous n'avons eu de jouets achetés dans le commerce, mais notre imagination et notre dextérité y pourvoyaient largement. Il me semble même que nos réalisations rustiques nous comblaient comme aucun jouet actuel ne comble les enfants. À voir aujourd'hui avec quelle désinvolture ils les abandonnent et les détériorent, j'ai l'impression qu'ils ne sont jamais satisfaits au-delà d'une journée des nouveautés qu'on leur offre. L'amour que nous portions à nos objets était si grand qu'il nous faisait grands nous-mêmes, et je garde le souvenir d'une immense joie intérieure où le soin, l'application apportés à la confection de ce qui occupait notre temps d'enfant n'appartenaient qu'à nous.
À l'âge de dix ans, plus de jeux mais du travail. À partir de 1938, je participais aux travaux saisonniers payés : cueillette des câpres, ramassage des olives, vendanges. Les petites adolescentes comme moi se faisaient maltraiter par les femmes plus âgées qui nous lançaient des pierres car, disaient-elles, nous leur volions leur travail, elles qui étaient souvent veuves et avaient des enfants à nourrir.
Je travaillais de sept heures du matin à six heures du soir et j'étais payée cinq francs par jour. Il faisait un froid terrible ; nous avions droit à quelques branches pour faire du feu et nous réchauffer les mains, mais le reste du temps nous soufflions sans cesse sur nos doigts, de peur qu'ils ne gèlent. Après une dizaine de jours, le travail fut terminé, et l'on devait nous payer. Le matin, avant mon départ, ma mère me dit une chose si injuste que la pauvre avait dû ruminer cela plusieurs jours. Dadda Slimane l'avait chargée de me dire qu'au lieu de prendre le fruit de mon travail je demande au propriétaire, qui n'était autre que mon beau-frère, de me donner la quantité d'huile correspondant à la somme que je devais percevoir. Je réagis rageusement :
- Comment ! je me serais gelée pour payer l'huile de Nanna* Ourida ? Comment Dieu peut-il permettre une telle chose ?
- Je sais bien, ma fille, mais ton frère travaille seul et vous êtes nombreuses, il n'y arrive pas ! Allons, ma chérie, rapporte l'huile et tais-toi, c 'est ainsi, hélas !
La résignation de ma mère m'avait agacée mais je pris tout de même le bidon vide de cinq litres et partis chez le propriétaire et mari de ma soeur. Tout le long du chemin, mes yeux coulaient comme des fontaines.
- Pourquoi ce bidon ? me demanda ma soeur.
- Dis à ton mari de me donner l'huile au lieu de me payer !
- Comment ? Tous ces jours où tu t'es levée à l'aube, c'est pour payer votre huile ! Ma pauvre petite sœur !
Elle prit trois bouteilles, les remplit et les mit dans une marmite, puis me dit :
- Porte ces trois bouteilles à Dadda Slimane, je m’arrangerai avec mon mari.
* Nanna : féminin de Dadda.
L'honneur et l'amertume
Éd. Balland 1993
Pages 20 à 24
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