07/07/2010
Le Montespan à Gigeri en 1664 (Jean TEULÉ) 3
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Le bateau surchargé de blessés est le dernier à avoir levé l'ancre. Les autres navires de transport – L'Hercule, La Reine... – (en meilleur état) emmènent le haut commandement au large tandis que Louis-Henri est à bord de ce rafiot prenant l'eau, qui se traîne. Il fut mal radoubé par Rodolphe, le charpentier de Toulon. Des planches éclatent sur le pont où les grands brûlés ont quitté leur chemise de peau. Tout autour du marquis assis, les vents rôdent sur des tronçons humains. Des linges blancs ou bleus entourent les moignons de cette buanderie militaire, ce bain populaire qui, pour les cœurs un peu sensibles, rendent ces hommes plus effrayants que des monstres. Et là, les formes, les sueurs de ces centaines de christs aux yeux sombres et doux. Près de Louis-Henri, un homme éventré fredonne. Sa bouche est béante et ses manches font vaguement par J'espace des signes fous auxquels personne ne répond. Il chantonne :
Beaufort dans les conseils tonne,
On le redoute avec raison,
Mais à la façon dont il raisonne,
On le prendrait pour un oison...
De longues rames s'allongent et battent en cadence la surface de l'eau. Au matin, à proximité de la presqu'île de Giens, un terrible craquement ébranle d'un coup La Lune qui s'ouvre en deux et coule en un instant tel un bloc de marbre. Mille deux cents blessés des régiments de Picardie et de Normandie sont perdus. Quelques-uns s'en sortent miraculeusement, s'accrochant à une chaloupe. Montespan. dans les bouillons aspirants, descend très profondément. Il a du mal à remonter, trop alourdi par ses sacoches qu'il n'a pas lâchées du poing. L'or le leste. Il doit s'en débarrasser. Dans les mouvements d'eau provoqués par le bateau touchant le fond, tandis que les sables remontent et lui griffent le visage, à tâtons il pioche dans le trésor dont il emplit les poches de sa redingote militaire. Il lâche les sacoches et remonte de son apnée au bord de l'asphyxie. La chaloupe est très au loin et il n'a pas la force de crier. Il tente de se calmer et nage parmi des corps mutilés, s'accroche à l'un d'eux pour reprendre son souffle et, au ras de l'eau, contemple le désastre de cette expédition manquée contre les Barbaresques. Il se surprend à penser : « Où est donc La Fontaine ? Le fabuliste n'en fait pas un beau sonnet ? Et Le Brun, ces moignons flottants ne l'inspirent pas pour une jolie tapisserie ? » Puis il repart à la brasse lente sur la Méditerranée en deuil mais il est vraiment trop épuisé et, de chaque côté, les poches pleines de sa redingote l'attirent encore vers le fond. Il plonge la tête sous l'eau, arrache les coutures. Il regarde, dépité, les lourds bracelets couler à pic et les parures de diamants, colliers de pierres précieuses, filer comme des serpents. Les rangs brisés de perles ondulent et leurs petites taches blanches s'échappent du fil. Elles s'éparpillent, scintillent, et disparaissent dans l'eau noire.
Enfin, il voit au loin une prairie, et les derniers boutons-d'or, les dernières marguerites, demandent grâce au jour. Il s'échoue sur la plage telle une méduse. Une joue dans le sable, sa bouche fait des bulles – un chapelet d'amour : « Athénaïs... »
Il rentre en France sans que son nom ait trouvé la moindre illustration dans cette guerre. Encore une fois, Montespan revient non couvert d'honneurs mais de honte et de dettes. Le cerveau bourré de chiffons, il arrive à pied, en chemise et tête nue, rue Taranne. Il grimpe les marches, ouvre la porte de la cuisine. Athénaïs, assise dans une cuve, prend un bain. Elle se lève, une serviette devant elle, puis, reconnaissant son mari, la laisse tomber dans l'eau. Louis Henri regarde son ventre arrondi, bouche bée.
Jean TEULÉ
Le Montespan
Éditions Julliard
Paris, 2008
Chapitre 6
Pages 60 à 68
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