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24/08/2010

L'Algérie assassinée (Hocine BENHAMZA) extrait 2

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Un jour, s'interrompait notre père, je vous dirai l'aventure romanesque d'Aurélie Tidjani *, la jeune épouse ramenée de Bordeaux par le pieux marabout Ahmed Tidjani lors d'une visite officielle dans cette ville (mis il oubliera sa promesse.)

 

« Ahmed Bensalem avait pris parti pour Tidjani. L'Emir Abdelkader se fit appuyer par les ouled-Serguine. Après de nombreuses batailles, les partisans de l'émir furent défaits, Ahmed Ben Salem se fit alors confirmer, par le gouvernement Français, la qualité de Khalifa de Laghouat.

 

La paix fut de courte durée. Le Cherif Mohamed ben Abdallah, un notable arabe de grande tente, originaire des ouled sidi-cheikh, une tribu guerrière du sud-ouest et qui avait servi Bugeaud comme khalife de Tlemcen par haine d'Abdelkader, puis avait été destitué à la demande de Cavaignac, séjourna trois ans au Moyen Orient et en revint avec le projet de reprendre la guerre de libération entamée par Abdelkader. Le chérif appela à la révolte les populations de tout le Sahara septentrional et imposa son autorité à Laghouat grâce au mécontentement suscité par la gestion tyrannique d'Ahmed ben Salem.

 

Trois colonnes Françaises chargées de réduire cette insurrection attaquèrent la ville le 4 décembre 1852. L'assaut fut d'abord donné à une coupole fortifiée qui dominait le site. A l'issue d'une bataille achevée au corps à corps, les Français s'en emparèrent, y installèrent un canon, la hérissèrent de feux et matraquèrent les défenseurs par un tir plongeant. Puis ils donnèrent l'assaut à la palmeraie. La lutte se prolongea dans le centre et se répéta de maison en maison. Les Laghouatis furent submergés. Sur les centaines de cadavres qu'on releva les jours suivants, plus des deux tiers gisaient dans les rues. Deux jours plus tard on s'occupa de l'inhumation. On se servit des cordes à fourrages, des longes des chevaux. On empila les morts comme on put, où l'on put, surtout dans des puits. On dit que jusqu'à présent, la nuit, on entend les gémissements des suppliciés

 

Un siècle plus tard, sur les marchés du grand sud, les meddahs chantaient encore la tragique fin de deux belles Naïlyettes. Fatima et Meriem. La litanie des détails macabres s'égrenait au rythme sourd d'un tambourin accompagné par les gémissements d'une flûte. Au plus fort de la bataille, un lieutenant et un sergent firent irruption dans la masure des belles. Ils trouvèrent debout devant la porte, un soldat Français qui rechargeait son fusil ; de la baïonnette rouge jusqu'à la garde, le sang s'égouttait dans le canon. Deux autres sortaient en courant et fourraient dans leurs képis un mouchoir et des bijoux de femme. Les deux victimes gisaient sans mouvement, Fatima, morte, sur le pavé de la cour, Meriem, expiante au bas de l'escalier d'où elle avait roulé la tête en bas. On leur avait tout pris : turban, boucles d'oreilles, anneaux de pieds, épingles de haïk. Leurs vêtements ne tenaient plus que par la ceinture autour de leurs hanches dénudées. Dans la cour, témoins du massacre, un fourneau allumé, un plat tout préparé de couscous, un fuseau chargé de laine et un petit coffret vide dont on avait arraché les charnières. Dans son agonie, Meriem avait laissé tomber de sa main un bouton d'uniforme arraché à son meurtrier. »

 

De nos jours, on ne massacre plus les Naîlyettes. Les plus pauvres fuient leur douar pour la ville, louent une chambre dans le quartier réservé et y reçoivent leurs clients. Après avoir amassé un pécule suffisant, elles regagnent leur douar pour se marier.

 

Mon père concluant son récit : « demain, c'est la paix Française. On a mis les Arabes dans l'impossibilité de bouger mais non de nuire. Chez nous, en Kabylie, on se venge tout de suite ou on pardonne. Les gens d'ici paraissent incapables de se souvenir, mais le jour de régler leurs comptes, ils seront tout prêts à égorger leurs ennemis, à les émasculer et à leur remplir le ventre de cailloux. En attendant, ils vous disent résignés : "Allah l'avait écrit, Si El Hadj Aïssa l'avait prédit, il nous a condamnés à nous entredéchirer comme des lions forcés, d'habiter la même cage, jusqu'au jour où les Français, ces dompteurs de fauves, viendront nous prendre tous ensemble et nous museler. " »

 

 

Le matin, Salem, l'ordonnance de notre père, nous promène en ville, mon frère et moi. Aux carrefours, nous cédons le passage à des dromadaires surchargés, placides, conduits par des nomades à la peau basanée. À l'entrée nord, nous passons sous un arc de triomphe encore habillé des festons des fêtes du centenaire de la conquête de l'Algérie. Dans la rue principale, nous dit-il, on avait fait défiler, en costume de 1830, les descendants des tribus vaincues. Les chefs se prosternaient devant les officiels, remettaient leur épée au général et un genou à terre, demandaient "l'amane". D'un geste magnanime, ce dernier les relevait et leur faisait crier « Vive la France ! »

 

Dans le quartier européen, des spahis en pantalon bouffant promènent leur désœuvrement. …

 

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Hocine BENHAMZA : L'Algérie assassinée

 

 

Éditions de Paris ; 2005

 

 

* Un livre lui a été consacré :

 

Aurélie PICARD, princesse TIDJANI de José LENZINI (1990)

Une nouvelle parution (2006) porte le titre Aurélie PICARD, princesse des sables

 

LENZINI-José_Aurélie Picard, princesse Tidjani_1990.jpg
 

 

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