Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/12/2010

La montée de l'islamisme (Louisette IGHILAHRIZ) 2

  

 

Après que cette débauche se fut déroulée sous mes yeux, je suis entrée un vendredi dans un milk-bar du bas de la Casbah pour m'acheter un en-cas salé. Alors que je tendais la main pour saisir le plat commandé et m'approchais de la caisse pour le payer, deux barbus surgirent et passèrent devant moi.

-  Excusez-moi, messieurs, je suis en train de payer, j'en ai presque terminé. J'étais ici avant vous, vous êtes des impolis ! leur déclarai-je.

Je ne voulus pas en rajouter en leur faisant remarquer qu'en plus j'étais handicapée! Ces deux types estimaient naturel d'être servis avant une femme seule. Finalement, le plus jeune m'a reconnue et a expliqué à l'autre

-  C'est Louisette, je connais l'histoire de sa famille. Bonjour, madame. Vous êtes la fille de Saïd. Moi, je suis de la famille Hanwiche, une autre famille de révolutionnaires.

Heurtée par leur goujaterie, je rétorquai :

-  Peut-être, mais tu te comportes comme un vaurien qui ne respecte personne. Aurais-tu reçu ce genre d'éducation dans ta famille?

Gêné, il m'a alors présenté son acolyte, un médecin généraliste. Je me suis tournée vers lui :

-  Vous êtes médecin, mais, par-dessus le marché, vous êtes un voyou et un malpoli! lui ai-je assené. Où avez-vous fait vos études?

-  À Alger, me répondit-il. Excusez-moi, madame, a-t-il fini par ajouter.

-  Non, le mal est fait. Vous aurez beau vous agenouiller, cela n'y changera rien. Je ne peux concevoir qu'un médecin se conduise de la sorte. Quels ont été vos professeurs ?

Silence. Il a réitéré ses excuses, ajoutant :

-  Que voulez-vous prendre ? Je vous l'offre...

- Je n'ai besoin de rien, ai-je vivement répondu. J'ai encore assez d'argent pour me payer un gâteau. En revanche, votre comportement me révulse. Vous n'avez donc aucun respect pour les femmes ?

Je me suis finalement calmée et nous avons mangé tous les trois sur le pouce.

- Vous êtes médecin, ai-je repris, vous connaissez donc l'existence des chromosomes X et Y. Est-ce que vous êtes au courant du zaoudj el-moutaa, ces rapports sexuels de quelques minutes pratiqués aujourd'hui dans les rues d'Alger ? Ces hommes et ces femmes prennent-ils des précautions ? Si non, vous rendez-vous compte de l'horreur lorsque certaines de ces filles vont tomber enceintes ? Qu'adviendra-t-il de ces gosses sans pères ? Seront-ils tués, abandonnés dans un centre quelconque ? Ne trouvez-vous pas que tout cela ressemble à de la prostitution légalisée ? Il faut arrêter ces pratiques sans plus tarder...

J'étais si virulente dans mes explications que j’en avais oublié notre querelle. Soudain, le plus jeune m'a interrompu et m'a confié presque religieusement :

- Mais, madame, nous faisons partie de l'organisation.

- Laquelle ? lui ai-je demandé en toute naïveté.

- Mais le FIS, évidemment ! a-t-il répondu fièrement.

- Et au FIS, vous autorisez ce genre de comportement ?

- Non, mais dans l'État islamique que nous prônons, oui, nous l'autoriserons.

Je suis rentrée à la maison dans un état second pour tout raconter à Ahmed, puis je me suis dit qu'il me fallait en parler au plus grand nombre possible de femmes afin qu'elles prennent conscience de la gravité de la situation dans notre pays alors en pleine période électorale.

La victoire du FIS au premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991 me fit très peur. Elle me laissa même anéantie. Or ce scrutin avait été complètement truqué. La plupart des électeurs n'avaient pas reçu leur carte à temps. Les gens du FIS contrôlaient les bureaux de vote. Ils n'hésitèrent pas à inscrire «Commune islamique de tel ou tel endroit» au fronton des mairies qu'ils avaient déjà conquises. J'essayai de me rasséréner en me disant qu'il restait un second tour, mais j'en pleurais.

Entre copines, on essayait de se remonter le moral. Un matin, j'étais au volant de la Fiat Ritmo de mon mari quand je rencontrai une amie sur un des grands boulevards.

- Louisette ! m'interpella-t-elle d'une voix craintive.

- Tiens le coup ! lui répondis-je.

Sans mot dire, elle me tendit un tube de rouge à lèvres. Il nous fallait exhiber un beau visage féminin à nos ennemis. Je n'ai pas l'habitude de me maquiller, mais, cette fois-ci, c'était une façon de montrer que le résultat de ce premier tour ne nous avait pas affectées, nous autres, femmes algériennes, qui demeurions fraîches et belles. Mon amie se promenait à travers ville avec quatre ou cinq tubes de rouge à lèvres, et l'on s'en mettait toutes

Ce n'est pas le seul président Chadli qui prit la décision de l'annulation du scrutin. On l'y a aidé. J'ai été très heureuse que le processus électoral ait été stoppé, car je ne pouvais supporter l'idée de voir instaurer un État islamique dans mon pays. J'avais longtemps et fièrement lutté pour vivre dans une Algérie moderne, limitée à ses frontières actuelles (et non noyée dans un ensemble d'États hétéroclites). Aux termes de notre Constitution, l'islam est certes une religion d'État, mais on garde la liberté de choisir sa manière de pratiquer. Je n'ai nul besoin de m'exhiber dans un lieu de culte pour prier. Pour cela, je n'ai pas besoin de témoins.

 

 

 

IGHILAHRIZ Louisette.jpgLouisette IGHILAHRIZ, Algérienne

 

Récit recueilli par Anne NIVAT

 

 

Fayard/Calmann-Lévy

 

2001

 

 

Pages 237 à 244

 

Les commentaires sont fermés.