13/06/2011
Description de Taguemount-Azouz (Charles GENIAUX) 2
TAGUEMMOUNT-AZOUZ (Taguemount-Azouz)
Suite :
La plupart des villages ne possédant pas même de cafés maures, par la volonté des caïds, il ne reste aux Kabyles qu'une seule distraction : la conversation. Bavarder pendant des heures, pendant des jours, suprême bonheur ! Saint Jean-Bouche d'or serait le plus grand des marabouts en Kabylie, s'il y était connu.
Ce soir-là une cinquantaine de villageois, à croupetons ou dressés comme des hérons sur une jambe, l'autre genou ployé et le talon contre la muraille, écoutaient l’important Lounas Ben Ouala, un ancien chef, disserter sur les guerres de çof de sa jeunesse.
- Parbleu! commença-t-il en défiant d'un regard sévère ses auditeurs, les çofs perdent de leur force par votre faute. En ma jeunesse on disait :
« Ouinnek aioun ith idlemen nir medhlourn » (Aide les tiens qu'ils aient tort ou raison), et on les aidait.
Un rire discret accueillit cette déclaration.
- Pour le çof, jadis, on risquait la mort et l'on eut abandonné sa famille.
Un murmure gronda. Lounas reprit:
- Vous trouvez ma proposition exagérée parce que vous acceptez les mœurs des Français. Maintenant quels sont ceux d'entre vous qui abriteraient des amis de çof poursuivis par la justice ?
- Nous! nous!
- J'en doute. Et qui porterait témoignage en leur faveur pour les sauver ?
- Moi ! Et moi !
- Je voudrais vous croire. Mais nous ne reverrons plus les beaux spectacles de ma jeunesse. Comme chef de l'Ir'erbien (çof de l'ouest) il m'est arrivé d'aller chercher, avec musique, étendard et cavalcade, un autre çof allié qui avait été battu par ses ennemis. Nous lui offrions une hospitalité magnifique. Maintenant c'est honteusement que vous recevez un homme condamné par les tribunaux français. Un ami de çof a-t-il tué son adversaire ; vous osez à peine lui donner asile. Je vous le dis, les grands jours sont passés.
- O Lounas Ben Ouala, raconte-nous ces grands jours, réclamèrent quelques jeunes gens.
- Soit. Donc, jadis, la poudre parlait aussi facilement que les hommes disent aujourd'hui des mots dans les djemaa. Une offense n'entraînait pas seulement la vengeance de l'offensé, mais du çof auquel il appartenait et quelquefois d'une confédération de çofs. D'ailleurs ces guerres restaient nobles et bien réglées. Ainsi, jamais je n'autorisai mes hommes à tenter la « razzia » d'un village sans avoir averti nos ennemis de la déclaration de guerre par une première détonation. Ils pouvaient ainsi se mettre sur leurs gardes.
« En général nos combats avaient pour cause la violation d'une « anaya ». Vous le savez, il y a seulement cinquante ans, on ne pouvait se rendre dans un bourg voisin sans avoir obtenu « l'anaya » du notable d'un çof ennemi. Ce notable remettait son bâton, une bague, son burnous ou son chien comme preuve du sauf-conduit qu'il accordait. Or, quelquefois, il arrivait que dans le village hostile des hommes ne pouvaient s'empêcher de voler l'étranger. Aussitôt c'était la guerre pour venger cette parole d'honneur violée, la plus grande injure à notre sentiment.
Le Kabyle offensé venait se plaindre aux hommes de son parti qui, sans s'attarder en vaines discussions, remplissaient aussitôt leurs capuchons de figues, de galettes d'orge, et, en avant ! le fusil sur l'épaule. Les riches armaient les pauvres.
Quelle allégresse d'aller se battre. La vie nous eut semblé monotone si nous n'avions pas eu cette distraction. … »
Charles GÉNIAUX
"Sous les figuiers de Kabylie"
(1914-1917)
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