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17/10/2011

Le sourire de Brahim (Nacer KETTANE) 2

OCTOBRE À PARIS (1961)

 

–          Yahia Djazaïr, Algérie algérienne, résonnaient dans le ciel de Paname.

Les youyous stridents reprirent de plus belle, avec chaleur et gaieté. La rage au cœur, l'espoir aux lèvres, la foule comme un seul homme scandait sa liberté. Une clameur colorée, comme ce quartier des arts et des lumières n'en avait peut-être jamais entendu. Pendant que les cœurs palpitants vibraient à l'unisson, la manifestation avançait.

Brahim serrait très fort la main de sa mère. Avec Kader dans les bras au milieu d'autres femmes elle reprenait les slogans venus de la tête du cortège. À ses côtés une femme manifestement enceinte s'évanouit : elle fut tout de suite dirigée vers une voiture qui tardait à repartir.

Presque tous laissaient éclater leur joie. Néanmoins certains visages tendus reflétaient l'inquiétude. Peut-être était-ce pour mieux l'étouffer que les cris se firent de plus en plus fort. Quelques jeunes tambourinaient sur une derbouka ou un bendir, tout en chantant comme pour mieux rythmer la marche. Foulards verts noués autour du cou, petits drapeaux vert et blanc brandis, quelques hommes s'évertuaient à discuter avec les passants pour leur expliquer les raisons de la manifestation. Une véritable marée humaine remontait le boulevard et il semblait que rien ne puisse s'opposer à sa progression.

À la hauteur de la place de la Sorbonne, un vent de panique souffla sur les manifestants. Des C.R.s. embusqués chargeaient la tête du défilé et au même moment le bruit de balles venues on ne sait d'où déchirait la nuit. Un cri s'éleva au-dessus de la foule en rumeur. Fatima hurlait de douleur, en tenant la tête de son fils ensanglantée.

Ammi Ammi... (mon fils! mon fils!).

Chacun essayait de s'enfuir mais les matraques pleuvaient. Brahim se serrait contre sa mère. Fatima regardait autour d'elle sans voir son mari. Par chance, elle fut entraînée dans une ruelle attenante au boulevard par deux militants. Ils réussirent à se faufiler sous une porte cochère. Deux cents mètres plus loin le massacre continuait et au fracas des matraques se mêlaient les sirènes de voitures. Un groupe de policiers tenait en joue plusieurs dizaines d'hommes, le visage tourné vers un mur, les mains levées au-dessus de leur tête. Indignation, dégoût et fureur se lisaient dans leurs yeux. Par terre traînaient quelques drapeaux cassés, des mouchoirs tachés de sang, des vestes déchirées, des sacs. Deux hommes le visage en sang gémissaient dans le caniveau. Quelques passants regardaient le spectacle sans broncher quand ils n'accéléraient pas leur marche.

Les cars de C.R.S. et les voitures de police avaient maintenant complètement encerclé le quartier. Plusieurs centaines de manifestants étaient là, immobiles, parqués comme des bêtes, leur révolte grondait intérieurement. Deux cars de la R.A.T.P. sortirent de l'ombre et on fit monter tout le monde. Pendant que les bus prenaient une direction inconnue, les policiers finissaient de « nettoyer » la place et le boulevard.

34-a_p108_Manifestation des Algériens à Paris_1961-10-17_pf.jpg

Fatima, accompagnée des deux hommes, avait réussi à remonter la ruelle et à héler un taxi. Pendant que la place disparaissait au loin, le boulevard se remplissait d'une autre foule, celle des sorties de cinéma.

Dans le taxi, les larmes de Fatima n'en finissaient plus de couler. Kader était mort et l'univers semblait s'effondrer. Sa tête comme celle d'un ange reposait sur le coeur de sa maman, il semblait sourire et dire : « Ne t'en fais pas, je suis toujours là et je t'aime! »

Le visage de Brahim s'était durci. Il semblait vieilli de plusieurs années tout d'un coup. Pas une larme ne coulait de ses yeux. Il caressait le visage de son frère qui le regardait mais qui ne le voyait plus.

Ce jour-là, le sourire de Brahim s'envola.

Le père de Brahim ne fut relâché que très tard dans la nuit. Ils l'avaient emmené avec tous les autres à la porte de Versailles. Il y avait retrouvé la plupart de ses camarades arrêtés à Bonne-Nouvelle, à l'Opéra, à l'Étoile...

–          À Bonne-Nouvelle, ils nous ont carrément mitraillés, disait Boualem le collecteur de fonds. On aurait dit qu'ils voulaient tous nous fusiller, rajouta-t-il dans un frémissement de moustache.

–          On nous y reprendra à manifester pacifiquement! lança un autre.

–          Eh oui, ils ne comprennent qu'avec les armes, surenchérit son voisin.

–          L'un d'entre vous sait-il combien sont restés sur le pavé ?

–          À Bonne-Nouvelle, une bonne dizaine au moins, dit Bouale.

–          À Saint-Lazare, au moins trois! dit quelqu'un dans le fond.

La fouille avait été minutieuse. Tous furent fichés, avec les sarcasmes et les vexations de routine : « sales bougnoules », « sales bicots, on aura votre peau ».

 

 

 

KETTANE-Nacer_le-sourire-de-Brahim.jpgNacer KETTANE

 

Le sourire de Brahim

 

 

Éditions Denoël

 

Paris ; 1985

 

 

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