02/03/2012
L’an mil aux At-Yenni (Ramón BASAGANA) 2
…
Alcym posa une main sur l’épaule de Mohand. Il se sentait sincèrement touché par la souffrance de cet homme rude, redoutable et redouté, qui réagissait comme tous les pères du monde devant la mort de leur fille.
Il palpa le manuscrit de Brédalinda, puis l’étui en cuir contenant les instruments médicaux qu’il avait lui-même taillés. Le contact de ces objets lui fit du bien. C’est avec ce livre et ces instruments qu’il savait pouvoir construire son avenir et celui de sa sœur.
Nonobstant sa jeunesse et son inexpérience, il se sentait capable de mener à bien les gestes qui pouvaient sauver Ouardia. Certes, il connaissait par cœur le chapitre sur la délivrance manuelle, mais la certitude de pouvoir guérir la fille de Mohand venait d’ailleurs. La veille, alors que le soleil se couchait derrière les cimes et que les bas flancs des montagnes se teintaient de bleu sombre, un rapace aux couleurs d’Afrique avait tournoyé très bas au-dessus des montures. Un souffle puissant avait aussitôt pris possession de son corps. Il savait que l’esprit de Samuel de Tolède, son père, était en lui.
Il se pencha à l’oreille de Mohand : « Ordonne aux femmes de sortir. Je veux qu’on nous laisse seuls, ta fille, Melha et moi. »
La belle-mère voulut rester, mais Alcym se montra inflexible. Et comme « la vieille » se raidissait, Mohand répéta que ce jeune homme était le fils d’un grand médecin de Cordoue et qu’il fallait le laisser faire. Devinant que le marin commençait à s’énerver, deux voisines poussèrent l’encombrante belle-mère vers la cour.
Melha referma la porte et s’approcha du jeune étranger. Elle le trouvait avenant et de surcroît fort mignon, mais elle ne voyait pas en quoi sa présence pouvait changer le cours des choses. Depuis trente ans qu’elle pratiquait des accouchements, elle n’avait jamais vu une seule femme survivre à une mauvaise délivre. Non, Ouardia n’avait aucune chance de s’en sortir.
Elle poussa un soupir et suivit, d’un regard las, les gestes d’Alcym.
Celui-ci avait relevé la robe de Ouardia et lui écartait les cuisses. Une odeur nauséabonde le prit à la gorge, mais il ne se laissa pas impressionner, car il en connaissait la cause. Les mots d’Ibn-Hawqual lui vinrent à l’esprit: « Si le placenta reste prisonnier de la matrice et que le médecin ne le délivre pas manuellement, il se décompose sur place et la malade meurt. »
Sur les instructions d’Alcym, Melha imbiba une éponge de mandragore et de haschisch, puis elle en découpa deux morceaux : « Le livre dit qu’il faut introduire les morceaux dans les narines, moyennant quoi la patiente dort et on peut l’opérer sans qu’elle souffre. »
Il retroussa ses manches et approcha sa main droite de la vulve de la jouvencelle, les cinq doigts serrés l’un contre l’autre, de façon à former un cône. Ses gestes étaient précis, sûrs. Il réalisa soudain qu’il touchait le sexe d’une femme pour la première fois de sa vie et un frisson lui parcourut le dos. Il allait s’attarder sur cette découverte lorsque sa main échappa à son contrôle et pénétra dans la mystérieuse cavité. Lui qui n’avait jamais vu de femme nue – hormis sa sœur et parfois Godelaine – donnait l’impression de parfaitement connaître l’intimité du corps féminin. C’était comme si une main expérimentée guidait la sienne. Il eut alors la vision fugace du rapace aux couleurs d’Afrique et il se laissa porter par le flux impétueux de gestes qui lui échappaient et qui drainaient le mal hors du ventre de Ouardia.
Une odeur insoutenable emplit la pièce, mais pas plus Alcym que Melha n’en avaient cure. La qibla contemplait, ébahie, ce jouvenceau à peine sorti de l’enfance, qui osait envoyer sa main quérir les morceaux de délivre. Soudain, elle le vit se saisir d’une sorte de cuillère en bois dans l’étui qu’il portait à sa ceinture.
- C’est un racloir que j’ai moi-même façonné pour soigner les brûlures d’un ami, fit-il en émaillant son mauvais berbère de mots arabes.
Il introduisit l’outil délicatement dans le corps de la malade et se mit à gratter méthodiquement, de proche en proche, depuis le fond de la matrice jusqu’à sa béance. Au bout d’un long moment, la cuillère donna un crissement au contact de la paroi.
- C’est fini ! déclara Alcym. Maintenant, il faudrait rincer avec une décoction de dbag, l’écorce du chêne vert ! S’il te plaît, Melha, va demander aux femmes de préparer ça.
La qibla entrebâilla la porte et donna ses instructions.
Elle s’approcha ensuite de taârict, une sorte de soupente dans laquelle se trouvaient entreposées les provisions et un certain nombre d’outils. Elle se hissa sur la pointe des pieds, saisit une faucille, un tamis et une quenouille. Alcym, qui était en train de prendre le pouls de la malade fronça les sourcils, intrigué.
- Maintenant que tu l’as guérie, nous devons conjurer les mauvais esprits, expliqua-t-elle en posant les outils sur le ventre de Ouardia.
Il s’écarta respectueusement.
Elle prit la faucille et la promena au-dessus du pubis, de droite à gauche, dans le sens du soleil, tout en récitant :
Akken ad ikker weqcic i-lecγal bbw-uxxam
( pour que le garçon s’adonne tôt aux travaux des champs)
Elle reposa la faucille, saisit le tamis et la quenouille, décrivit, pour chacun des deux objets, trois cercles au-dessus du ventre de la malade. Puis, elle tira de sa poche une pincée de sel, qu’elle jeta aux quatre vents :
Akken at-tmeleh deg-gilsis, di lecγal-is, di zzin-is
(pour qu’elle ne soit fade ni dans ses propos, ni dans ses gestes, ni dans sa beauté)
Intrigué par toutes ces incantations Alcym s’enquit de leur signification.
- D’habitude je pratique ces choses-là sur le nouveau-né, expliqua Melha. Comme le premier de Ouardia est mort-né, je pressens qu’il faut conjurer le sort en anticipant sur les enfants à venir.
Elle reprit les outils et les replaça dans la soupente.
Le soleil était déjà haut lorsque le jeune homme, épuisé mais radieux, traversa la cour pour rejoindre Mohand sous l’asqif *: « J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, fit-il. Demain, inch’Allah, la fièvre va tomber ! »
- Inch’Allah!
…
Ramón BASAGANA
Roman de l’an mil
Éditions Les Nouveaux Auteurs
2012
* Sorte de sas entre la rue et la cour intérieure. Des banquettes latérales (idekkwanen) permettaient d’y tenir réunion.
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