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19/09/2012

Itinéraire d'une Femme kabyle (Zehira KARA) 2

… Je ne retrouve pas cette atmosphère d’autrefois, parce que les visages de ceux que j’ai aimés ne sont plus là …


On se remémore le souvenir pour dire que nous ne les avions pas oubliés. Le savent-ils ? Mais savent ils aussi que, sans eux, on vit autrement, que leur absence nous pèse et que des années après on n’a toujours pas fait le deuil et, par moment, on croit entendre leur voix, leur rire,  leurs pas. On croit voir leurs silhouettes, leurs gestes dans la pénombre, dans le clair obscur. Je me souviens de l’enterrement de mon père ; il est mort sans que j’aie eu l’occasion  de son vivant de le voir une seule fois. Il est mort au maquis, m’a-t-on dit bien plus tard  après sa mort. Un jour en rentrant à la maison j’ai trouvé du monde ; c’était la première année  de l’indépendance. Nous habitions la villa Joseph Jacob ; je crois bien du moins c’est ce que ma grand-mère disait. J’étais curieuse de voir en face de moi ce fameux  JOSEPH JACOB pour lui dire que sa villa était trop belle, enfin bref. Je ne  me souviendrai jamais de la date. J’ai compris que je ne verrai jamais mon père. Il était dans un petit cercueil en bois couvert du drapeau algérien.
Il n y’avait pas que mon père. Il y avait deux de  ses compagnons que l’on n’avait pas réussi à identifier. Quant à mon père, il ne l’avait été que grâce à sa montre dont seule ma grand-mère détenait le secret. Elle ne pouvait donc ne pas le reconnaître. J’étais petite, moi.  J’avais 6 ans ; je me souviens de ma mère et de ma grand-mère qui  pleuraient ; je pleurais, moi aussi,  mais je ne savais si je pleurais parce que ma mère pleurait, ou bien si je pleurais ce père que je ne connaissais pas. J’essayais de comprendre le pourquoi de mes larmes. Était-ce des larmes de contagion ou bien ceux d’une fillette fragile, à qui sa mère et sa grand-mère faisaient beaucoup de peine, car je savais  malgré mon très jeune âge  que pleurer  était une façon d’extérioriser sa douleur. Les larmes de ma mère et de ma grand-mère avaient pour effet d’initier ma sensibilité aux émotions, une sorte d’entraînement, car pour moi, la dépouille  que contenait  ce corbillard n’avait pas une grande signification, même si tout le monde, autour de moi, avait l’inébranlable conviction que les restes de mon papa reposaient bel et bien au fond de cette boite étrange, peut être vermoulu ou encore complètement pulvérisé. Je me posais la question, si l’on pouvait en effet pleurer un père que l’on ne connaissait point.  Mes sanglots secouaient mon petit corps chétif …..


Je pleurais et ces larmes me paraissaient justifiées plus tard mais dans un autre sens que personne ne pouvait deviner. Elles ont eu raison de couler  sur mes joues  parce que le destin allait me réserver bien des souffrances. On enterre mon père et ses compagnons ; une vie vient de se terminer pour moi, celle de petite fille insouciante, inconsciente, une autre, impitoyable vient de commencer, celle de la prise de conscience, des choses sérieuses, des tracas de la vie, des imprévus dangereux pour la frêle créature féminine que j’étais. Au cimetière des Chouhadas, pendant longtemps, ma mère Fatma et moi et ma grand-mère nous allions chaque AÏD visiter les tombes de mon père  et de ses deux compagnons. Chaque  occasion de fête de l’Aïd, je lui posais cette question curieuse  de façon récurrente « Et  si tu étais là, papa, mon amour ? »

TADMAÏT_environs_ph-Hocine Sadaoui.jpg

J’ai aimé Tadmaït dès que j’ai ouvert les yeux, j’ai aimé ses gens, j’ai aimé tout ce qui m’entourait, j’ai amé le parfum des fleurs des orangers qui nous parvenait des vergers du bord du Sébaou, j’ai aimé le bruit du vent dans les eucalyptus quand, avec ma grand-mère, nous allions récupérer du bois. J’aimais ces aubes ou parfois nous nous réveillions très tôt et allions ramasser des olives. OH ! Qu’il était bon le pain que nous mangions !


Zehira KARA

Itinéraire d'une Femme kabyle de 1962 à nos jours. Tadmaït-Nanterre (Récit)

 

Éditions L’Harmattan

Paris. 2009

 

 

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